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ARISTOTE

 

 

 

 

 

 

 

Aristote

Philosophe grec (Stagire 384-Chalcis 322 avant J.-C.).

Connu pour avoir établi les premiers fondements de la philosophie de la nature, discipline regroupant la physique et la biologie, Aristote est aussi le fondateur de la métaphysique, dite à la fois « philosophie première », puisqu’elle consiste à rechercher les premières causes et les premiers principes de l’existence de l’Univers, et « théologie », puisqu’elle traite de cette cause première qu’est Dieu.
Il s’est de surcroît consacré à la logique, en particulier au syllogisme, qui consiste à déceler la vérité dans une proposition donnée.
Enfin, il est l’auteur d’une théorie morale et politique visant respectivement le bonheur et la « vie bonne ».
L'aristotélisme irrigua toute la pensée du Moyen Âge.

Sa vie
Aristote est né à Stagire, en Macédoine, en 384 av. J.-C. Son père, médecin, meurt très tôt.
À partir de 367, il étudie de longues années auprès de Platon. À la mort du maître, il se trouve en Éolide avec le tyran Hermias d’Atarnée, auprès de qui il se constitue une expérience en politique.
En 343, il se voit confier par Philippe, roi de Macédoine, l’éducation de son fils, le futur Alexandre le Grand. À son retour à Athènes (335), il n’entre pas à l’Académie platonicienne, mais fonde le Lycée, une nouvelle école où, pendant treize ans, il enseigne sa doctrine.
Chassé de la ville à la mort d’Alexandre (323), il se retire à Chalcis, en Eubée, dans une propriété héritée de sa mère, où il meurt en 322, à 63 ans.
Son œuvre « exotérique »
Il s’agit de la partie de l’œuvre d’Aristote qui n'est pas destinée aux seuls disciples et élèves avancés. Seule une infime partie nous en est parvenue, en général sous forme de fragments. Parmi eux figurent quelques dialogues, qui, aux dires de Cicéron, sont d’une éloquence irréprochable. Au nombre de ces fragments, on compte aussi l’Eudème, dialogue sur l’immortalité de l’âme, De la philosophie, ou encore Du Bien, qui date de l’époque où Aristote commence à se dégager de l’école de Platon.

Son œuvre « ésotérique »
Autrement dit, le travail exclusivement destiné au cercle restreint des disciples. Nous possédons aujourd’hui la majeure partie de cet ensemble, qu’il est d’usage de classer suivant cinq grandes catégories :
- 1/ la collection logique connue sous le nom d’Organon : les Catégories, De l’interprétation (sur les jugements), les Topiques (sur les règles de la dialectique), les Premiers Analytiques (sur le syllogisme en général) ; les Seconds Analytiques (sur la démonstration) ; la Rhétorique, et enfin la Poétique.
- 2/ un ensemble de textes sur la philosophie dite « première », rassemblés aujourd’hui dans un unique ouvrage, intitulé la Métaphysique et constitué d'une douzaine de livres, numérotés par lettres grecques, Α (alpha) et α (petit alpha, supplément au livre A), Β (béta), Γ (gamma), Δ (delta), Ε (epsilon), Ζ (dzêta), Η (êta), Θ (thêta), Ι (Iota), Κ (kappa), Λ (lambda), M (mu), Ν (nu).
- 3/ les ouvrages sur la nature : la Physique ; Du ciel ; De la génération et de la corruption ; les Météores.
- 4/ les œuvres biologiques, qui ont connu une longue postérité dans l’histoire des sciences : Des parties des animaux ; l’Histoire des animaux, De l’âme (psychologie), Parva naturalia (physiologie).
- 5/ les œuvres morales et politiques : l’Éthique à Eudème ; l’Éthique à Nicomaque ; et la Politique, qui traite à la fois d’un État idéal et de recherches politiques fondées sur une histoire des Constitutions.
 

L’apport d’Aristote concerne avant tout la philosophie naturelle, ou physique. Sa pensée est profondément originale, en particulier quant au changement dans la nature (1) ; ce qui nous mènera, en traversant les œuvres logiques d’Aristote, à nous concentrer sur la notion de vérité et surtout la manière dont celle-ci jaillit par le moyen du langage (2). Nous verrons ensuite comment, dans le cadre du débat avec Platon, Aristote résout le problème de l’unification de l’un et du multiple (3) ; pour enfin nous concentrer sur l’âme (4), la morale (5), la politique (6), puis la poétique (7), qui achèvent le système aristotélicien.


1. LA PHILOSOPHIE NATURELLE D'ARISTOTE
Pour Aristote, faire de la physique, c’est recueillir soigneusement les positions des philosophes qui ont enquêté sur la nature (phusis), observer tous les phénomènes naturels, puis remonter aux principes qui les fondent. Qu’il s’agisse d’astres, d’animaux, de plantes, la physique d’Aristote peut être considérée comme une vaste étude des changements.


1.1. LES TROIS PRINCIPES
De manière générale, tout changement suppose un couple de contraires. Ce qui devient blanc a d’abord été non-blanc, la maison achevée suppose la dispersion initiale des matériaux qui la composent. Aristote, dans un premier temps, réduit l’opposition de ces contraires à deux grands principes : la forme (eidos) et la privation de forme (steresis). Une construction quelconque ne peut être dite « maison » que lorsqu’elle possède la forme, c'est-à-dire la structure de la maison. Inversement, en raison de son absence de détermination, c'est-à-dire de sa privation de forme, un objet quelconque n’est qu’un amas de matière. Il en est de même pour le changement de tous les êtres naturels, y compris des êtres vivants : un homme n’est pleinement homme que lorsqu’il a reçu toute sa détermination.

Mais pour bien rendre compte du devenir, c'est-à-dire du passage de l’indétermination à la détermination, il faut néanmoins avoir recours à un troisième principe : ce qui devient, ce qui demeure dans le changement. En effet, le blanc et le non-blanc ne sauraient être présents simultanément dans le même être. C’est la matière (hulê) qui reçoit la forme, qui est « informée ». Par exemple, la forme de la statue est le résultat de ce que le sculpteur a dans son esprit. Il vient imprimer cette forme sur l’airain, qui passe donc de l’indétermination (matière brute) à la détermination (matière dans laquelle est imprimée la forme.) Il en est de même pour les êtres naturels.

1.2. PUISSANCE ET ACTE
La question est alors de savoir comment des contraires (blanc, non-blanc) peuvent être principes sans être présents simultanément dans le même être. L’airain a la capacité de devenir statue avant que le sculpteur ne lui imprime cette forme. La matière est donc d’abord en puissance ce qu’elle va devenir en acte sous l’effet de la forme. Les contraires ne sont alors pas présents sur le même mode : autrement dit, ils ne sont pas simultanés.

1.3. LES CAUSES
Quelles sont alors les causes qui déterminent les êtres naturels ? La nature peut être vue comme le grand principe général d’après lequel les êtres changent. Il faut donc se demander comment la nature exerce son efficacité. Ce changement se fait selon quatre modalités causales : cause matérielle, cause formelle, cause motrice et cause finale.
Comme le changement présuppose la présence de quelque chose qui change, la nature est d’abord cause en tant que matière. Il s’agit de la cause matérielle.
Mais la matière étant indéterminée, la nature doit agir sur celle-ci pour la définir : il s’agit de la cause formelle. Cette cause ne se réduit pas à la simple émergence d’une figure. Elle vient définir la structure même de l’être qu’elle détermine, sans quoi il serait impossible de distinguer la main vivante de la main sculptée. Plus précisément, la forme dessine la fonction globale de l’être naturel et les fonctions particulières de chacune de ses parties.
Deux principes sont eux-mêmes contenus dans la forme : une cause motrice, ou cause du mouvement qui fait passer l’être naturel de l’indétermination à la détermination et qui le fait se mouvoir, et enfin la cause finale, qui constitue proprement le « ce en vue de quoi », c'est-à-dire la fin de cette détermination.

2. LES ÉCRITS LOGIQUES D'ARISTOTE
Tous les écrits logiques d’Aristote sont regroupés dans un ensemble intitulé Organon. Ce terme, en grec, signifie « l’instrument », ce qui laisse à penser que la logique est l’outil de la philosophie. Cet instrument ne doit pas être conçu comme un appareil purement formel, c’est à dire une pure technique de production de raisonnements valides. Au contraire, la logique doit pouvoir s’adapter à leur contenu particulier et définir les conditions sous lesquelles un énoncé est vrai ou faux. La connaissance de la logique est en cela une préparation ou un entraînement à la philosophie.

2.1. LES DIFFÉRENTS SENS DU VERBE « ÊTRE » DANS UNE PROPOSITION
Il s’agit de savoir, d’abord, comment le langage désigne les objets. Pour cela, il est utile de distinguer le sujet du prédicat. Par exemple, dans la proposition « la neige est blanche », le sujet (la neige) est qualifié par le prédicat, la blancheur. Entre le sujet et le prédicat se trouve la copule, c'est-à-dire l’emploi du verbe être.
Les catégories aristotéliciennes posent le cadre de tout ce qui peut être prédiqué d’un sujet, c'est-à-dire de tous les sens que peut emprunter le verbe « être ». Ces catégories sont au nombre de dix : la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’agir et le pâtir.

2.2. LES CONDITIONS GÉNÉRALES DU JUGEMENT
Le jugement, qui s’exprime comme un énoncé susceptible d’être vrai ou faux, est l’élément de base de la logique aristotélicienne. Le traité De l’Interprétation a pour vocation de dégager la nature de ce jugement.
Sachant que la signification des mots est conventionnelle, et que les sons émis par la voix sont des symboles des états ou affections de l’âme, elle n’est pas du domaine de la vérité. Les noms et les verbes ne sont ni vrais, ni faux. Seules les propositions complexes, c'est-à-dire composées de plusieurs termes articulés entre eux, peuvent prendre la forme de la vérité. Autrement dit, seule la proposition peut être niée ou affirmée ; le simple terme ne connaît pas ce privilège.
Néanmoins, certaines propositions ne sont ni vraies ni fausses dans la mesure où elles renvoient à des événements qui ne se sont pas encore produits. Dans ce cas précis, il n’est pas nécessaire que telle proposition soit vraie et que le contraire soit faux. Dire : « demain, il y aura une bataille navale » n’est pas plus vrai que de dire : « demain, il n’y aura pas de bataille navale ». Autrement dit, la vérité ou la fausseté ne s’applique pas dans le cas où la proposition renvoie à des futurs contingents.

2.3. LES SYLLOGISMES
De manière générale, les Premiers Analytiques d'Aristote exposent la syllogistique, c'est-à-dire la méthode de construction des raisonnements aboutissant à une conclusion qui dérive nécessairement de deux prémisses, une majeure (vérité générale) et une mineure (un fait observable).
Un syllogisme se présente de la manière suivante :
- Tout A est B (prémisse majeure).
- Cet X est A (prémisse mineure).
- Donc X est B (conclusion).

LE SYLLOGISME DÉMONSTRATIF
Le syllogisme démonstratif n’a pas pour vocation l’élaboration d’une vérité nouvelle, mais il met en valeur une relation nécessaire entre deux propositions, l’une d’elles (la majeure) étant vraie. Pour reprendre l’exemple classique, si l’on considère comme prémisse vraie (majeure) que « tous les hommes sont mortels », et que nous observons (mineure) que « Socrate est un homme », alors nous pouvons en déduire avec certitude que « Socrate est mortel » (conclusion).
Les Seconds Analytiques précisent la notion de syllogisme en l’appliquant à la démonstration, c'est-à-dire à un raisonnement aboutissant à une vérité, et non pas seulement à une probabilité. Autrement dit, en montrant les conditions suivant lesquelles une proposition est vraie ou fausse, le syllogisme démonstratif expose le cadre général de la science.

LE SYLLOGISME DIALECTIQUE
Dans les Topiques, Aristote s’attache à un autre genre de raisonnement : le syllogisme dialectique, qui n’est pas aussi contraignant que le syllogisme démonstratif. Il s’agit d’un raisonnement similaire dans la forme, mais différent du point de vue du contenu. Nous venons de voir qu’il n’y a démonstration que lorsque le point de départ du raisonnement est vrai. Le syllogisme dialectique prend simplement pour point de départ des prémisses communément admises. Ces prémisses sont des opinions soutenues soit par tous les hommes, soit seulement par une partie, soit seulement par ceux qui, parmi eux, font autorité. La conclusion du syllogisme dialectique n’est donc pas nécessairement vraie, mais seulement probable.
Par exemple, le syllogisme dialectique cherchera à développer les conséquences de propositions du type « l’homme est un animal doué de parole » ou « le rire est le propre de l’homme ». Le syllogisme dialectique a pour vocation de montrer la cohérence ou l’incohérence d’un raisonnement, abstraction faite de sa vérité ou de sa fausseté.
Le syllogisme dialectique a d’abord une fonction didactique : il constitue un entraînement intellectuel et une méthode. Son but est aussi la culture générale ; il permet au philosophe ou à l’apprenti philosophe de connaître les diverses positions soutenues dans chacune des sciences particulières. Enfin, il apprend à argumenter en partant d’opinions communes, et est donc utile aux contacts avec autrui.

3. LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE D'ARISTOTE
Cette discipline est dite « première » parce qu’elle précède théoriquement toutes les autres. Son interrogation principale porte sur la question suivante : que signifie « être » ? La philosophie première a pour but de mettre de l’unité dans le traitement général de la nature (biologie et physique) en tenant compte des leçons de la logique. Le propre de l’être naturel, c’est le devenir. La question est alors de savoir comment la diversité des êtres naturels en mouvement parvient à s’unifier sous un principe universel.
Cette question fait l’objet d’un ensemble de textes regroupés sous le nom de Métaphysique. Ce titre n’est pas d’Aristote, mais de Théophraste ou d’Andronicos de Rhodes (celui qui fit des leçons éparses un corpus systématique, et a donc joué un rôle majeur dans la transmission de la pensée d’Aristote) ; il indiquait par là simplement que ce traité se trouvait après (meta) la Physique (phusis) dans l’ordre des textes aristotéliciens.

3.1. L’OBJET DE LA PHILOSOPHIE PREMIÈRE
Ce regroupement de textes s’ouvre sur l’objet de la recherche : une science suprême appelée « sagesse » qui aurait pour objet les premiers principes. Ces premiers principes ne peuvent appartenir directement au monde physique, puisqu’ils en sont la cause. Or s’ils sont exclus du monde naturel et que Nature est synonyme de changement, alors ils n’en subissent eux-mêmes aucun, tout en étant à l’origine de ceux qui sont observés dans la nature.
La recherche d’Aristote se précise peu à peu : il s’agit de trouver un moteur immobile éternel qui serait cause de tout ce qui existe, mais effet d’aucun autre principe. Deux interprétations du texte d’Aristote se confrontent alors :
- Premièrement, ce moteur immobile qui meut toutes choses est Dieu. On rencontre alors dans celui-ci le Bien comme cause finale de tous les êtres réels. Cette interprétation accorde à la Théologie la première place.
- Deuxièmement, ce moteur immobile est la substance (ousia), c'est-à-dire l’ « être » originel auquel se rapportent toutes les différentes modalités de l’être (cf. paragraphe 2.1.). Dans ce cas, la primauté est accordée à l’ontologie ou « science de l’être en tant qu’être ».
Cette seconde interprétation place Aristote en conflit avec Platon, son maître. Pour ce dernier, la cause de toutes les manifestations sensibles est détachée du sensible lui-même ; il s’agit d’un principe « au-delà de l’être » : l’essence de la chose, c'est-à-dire l’Idée ou la Forme (eidos). Pour Aristote au contraire, les choses réelles ne se distinguent pas de leur principe. Il faut donc penser une substance dans la chose réelle et qui en serait le principe.
Comment s’élabore cette critique aristotélicienne de la théorie des Idées ?

3.2. LA CRITIQUE DE LA THÉORIE PLATONICIENNE DES IDÉES
Pour pouvoir penser la multiplicité des objets « beaux », il faut que cette propriété commune existe d’une manière ou d’une autre. Platon affirme dans ce cadre que l’idée du beau existe au-delà des différentes beautés du sensible. Il en va de même pour les qualités qui n’ont rien de substantiel : le rouge en soi, par exemple, constitue lui-même le modèle d’après lequel toutes les choses rouges sont rouges. En un mot, à chaque multiplicité de choses semblables doit correspondre une Idée.
La critique d’Aristote consiste alors à dire que l’homme sensible et l’Idée de l’homme sont tout autant semblables que le beau sensible ou le rouge sensible sont semblables à l’Idée qui leur correspond. Pour penser cette ressemblance, il faut donc, de même, qu’existe une Idée regroupant à la fois l’homme sensible et l’homme en soi. Nous nous retrouvons donc avec trois termes : l’homme sensible, l’Idée de l’homme, et un troisième homme, c’est-à-dire l’Idée de l’homme regroupant l’homme en soi et l’homme sensible. Le même argument se répète alors : il faut penser un quatrième terme regroupant ces trois entités, et ainsi de suite, à l’infini.
Autrement dit, en poussant les conséquences de son argumentation, Platon établirait pour chaque classe d’être non pas une, mais une infinité d’Idées. Le « ciel des Idées » serait alors infiniment plus multiple que le monde sensible, et donc moins « intelligible ».

3.3. LA SOLUTION AU PROBLÈME
Si Aristote écarte la doctrine suivant laquelle les essences des choses sont des substances réalisées « au-delà » des choses réelles, il ne prétend pas pour autant nier l’existence de telles essences. Il va simplement affirmer que l’essence est dans la chose même ; l’essence de l’homme se trouve tout autant en Socrate que dans les autres hommes.
La question « qu’est-ce que l’être ? » se trouve ainsi reformulée au travers des différents chapitres de la Métaphysique en « qu’est-ce que la substance ? ». L’ontologie consiste alors à distinguer ce qui existe « par soi » (la substance, l’essence) de ce qui s’y rapporte seulement (les qualités). Tous les êtres sont donc composés, et la forme est ce qu’il y a de plus substantiel dans un être .

4. L’ÂME SELON ARISTOTE
Comme tous les êtres réels, l’être vivant est aussi composé d’une matière et d’une forme. Le corps (sôma), c'est-à-dire la matière de la vie, n’est vivant qu’en puissance. Il ne sera vivant en acte que lorsqu’il sera informé par un principe, à savoir l’âme (psuchè), sa forme. L’âme est donc avant tout chez Aristote principe de l’activité vitale. La question est de savoir comment l’âme anime le corps.
On notera qu’il n’y a pas, pour Aristote, de distinction radicale entre l’âme et le corps : le corps ne peut être corps que s’il est animé ; l’âme ne peut être âme que si elle est « somatisée ». (En cela, on pourrait penser, avec beaucoup de réserve, qu’il s’oppose encore à Platon, qui laisse penser que l’âme est « comme un pilote en son navire ». Mais nos interprètes contemporains ont montré qu’en réalité, la relation entre l’âme est le corps est plus fine chez Platon.)

4.1. LES TROIS FONCTIONS DE L’ÂME
Le philosophe de l’âme (le psycho-logue pourrait-on dire) étudie l’animation du corps. Cette fonction générale de l’âme peut se décliner suivant trois modalités :
– La première est la fonction nutritive ou capacité de se nourrir (âme végétative). Elle s’applique inconditionnellement à l’ensemble des animaux, de la plante à l’homme.
– La seconde est la fonction sensitive, qui est la faculté de recevoir des sensations. Le règne des plantes est exclu de cette fonction.
– La dernière fonction est la faculté de penser (âme intellective).
Seul l’homme possède en acte l’ensemble de ces fonctions.
Averroès, le grand commentateur arabe d’Aristote, soutiendra plus tard (xiie siècle), que l’Intellect est séparé des autres fonctions, et peut, d’une certaine manière, subsister sans le corps. Il sera contredit sur ce point par Thomas d’Aquin.

4.2. LA FACULTÉ INTELLECTUELLE
Cette distinction que fait Aristote des trois fonctions est, dans le traité De l’Âme, orientée vers l’étude de la plus haute d’entre elles, la faculté intellectuelle. Ce traité prend donc précisément pour objet les deux fonctions qui participent de la connaissance : la sensation et la pensée.

LA SENSATION
Aristote refuse de réduire la sensation à une simple modification du corps, ou à l’impression d’un corps sensible sur une faculté organique. Même si elle ne possède pas d’âme sensitive, la plante est modifiée sous l’effet de la chaleur. Il faut donc penser la sensation comme un acte commun du sentant et du senti.
L’objet propre d’une sensation est la qualité sensible qui fait passer à l’acte cette sensation, par exemple la couleur pour la vue, le son pour l’ouïe. Or la sensation « affirme » la vérité sur chacun de ses objets ; la vision ne se trompe pas sur le blanc. L’erreur ne peut commencer que si l’intelligence affirme que le blanc est tel ou tel objet.
Sous un autre aspect, la connaissance sensible est orientée vers la connaissance intellectuelle parce qu’elle extrait leur forme des objets extérieurs ; ce n’est pas la pierre elle-même que l’on voit dans l’âme, mais seulement la forme de la pierre.

LA PENSÉE
Au sens large, la pensée contient tous les actes de la connaissance en dehors de la sensation, c'est-à-dire aussi bien les images de la mémoire que les opinions et les jugements de la science. La représentation ou imagination (phantasia) est tout ce qui apparaît à l’âme ; elle est généralement fausse, sans correspondance dans le réel. La réminiscence est l’orientation de l’âme à la recherche d’un souvenir par association d’idées.
La plus haute de ces facultés est l’intelligence. Elle est comme la tablette vide qui contient en puissance tous les intelligibles, mais qui ne passe à l’acte que si elle en subit l’action. De ce point de vue, elle est analogue à la sensation. Cependant, tandis que l’organe sensoriel est détruit par un sensible trop intense (la lumière du Soleil par exemple), l’intelligence pense d’autant plus que la clarté de l’intelligible est plus grande. De plus, l’intelligence, dans l’acte de penser, ne se distingue pas de l’intelligible comme le sensible se distingue de la faculté de sensation : on ne saurait trouver en elle aucune différence entre la pensée et ce qui est pensé. Enfin, l’intelligence n’est pas un organe qui se cantonne à une espèce particulière de perception. Elle est capable de penser la totalité des intelligibles.

5. LA MORALE SELON ARISTOTE
La philosophie platonicienne avait montré une union entre la vie intellectuelle, morale et politique : la philosophie, par la science, atteint la vertu et la capacité de gouverner la cité (→ la République). La philosophie aristotélicienne va dissocier tout cela. Pour Aristote, le bien moral ne correspond pas à l’Idée du Bien, cet objet de science que Platon mettait au sommet des êtres, et dont la contemplation donnait au philosophe l’opinion droite. « Quand il s’agit de vertu, dit Aristote, il n’est pas suffisant de savoir ; il faut encore la posséder et la pratiquer. »

5.1. LE BONHEUR
La morale n’est donc pas une science exacte, mais un enseignement pratique qui vise à rendre les hommes meilleurs.
La première étape de ce programme consiste à déceler la fin qui oriente toutes les actions humaines. Or l’observation montre que tous les hommes recherchent le bonheur : plaisir, science, richesse, ne sont que des moyens pour atteindre cette fin. Plus précisément, ce bonheur doit être un bonheur humain, c'est-à-dire, un bonheur qui nous soit durable et accessible par nos actions.

5.2. LA VERTU
Un être n’atteint sa fin que lorsqu’il accomplit la fonction qui lui est propre. L’excellence dans l’accomplissement de cette fonction est la vertu de cet être. Le mot de vertu ne suggère donc pas, chez Aristote, une qualité spécifiquement morale : on peut parler de la vertu d’un être vivant ou d’un outil fabriqué, comme de celle d’un cheval qui ne prendrait pas peur au combat, ou d’un outil qui remplirait mieux que les autres sa fonction.

LA VERTU FACE AUX PASSIONS HUMAINES
La vertu humaine, elle, consiste dans l’excellence de l’activité raisonnable. La disposition vertueuse n’est pas naturelle et innée ; en effet, tout homme naît avec des dispositions à certaines passions, comme la colère ou la peur par exemple. La vertu est de son côté acquise par la volonté, et n’existe réellement que lorsqu’elle est devenue une habitude, ou une seconde nature, c'est-à-dire, lorsqu’elle réalise ses actions avec autant de facilité qu’une disposition innée.

La vertu consiste alors avant tout à éviter les excès et les défauts, le trop ou le trop peu. Mais, bien que cette règle doive être la même pour tous les êtres, elle ne se réalise pas de la même manière chez chacun en raison de la différence entre les caractères. Par exemple, on ne produira pas le courage de la même manière chez le timide qu’il faut exciter, que chez l’audacieux qu’il faut réprimer : le milieu, ou la mesure à atteindre n’est donc pas un absolu, mais est plus proche de l’un ou de l’autre extrême, en fonction du caractère en question.

L’ÉTHIQUE ET LA VERTU
L’éthique est une description concrète de la manière dont la raison peut diriger toute l’activité humaine. Il n’y a donc pas de règle générale dans l’éthique aristotélicienne ; il s’agit seulement de rechercher « quand il faut agir, dans quel cas, à l’égard de qui, en vue de quoi et de quelle manière. » La vertu consiste dans le bon usage d’une raison sachant s’adapter aux circonstances particulières que la vie quotidienne lui présente.

5.3. LA JUSTICE
Si la Justice, chez Platon, soutient l’ensemble des vertus de l’homme, elle devient chez Aristote une vertu à part. En un sens, elle représente un soutien similaire, car elle commande à la fois la tempérance, le courage et la douceur. Cependant, la justice pour Aristote ne vise que pour une part la perfection de l’individu. La justice est surtout la vertu qui règle nos rapports avec autrui, et donc a pour objet premier la perfection de la société. Elle fait respecter la répartition des biens entre les citoyens, le droit contractuel et le droit pénal sous le principe de l’égalité.

5.4. L’AMITIÉ ET LE PLAISIR
L’amitié est une condition essentielle à la vertu. Par son moyen, les hommes se façonnent les uns sur les autres et se corrigent mutuellement. Seulement, elle ne permet aux hommes d’atteindre toute la perfection possible que lorsqu’elle se réalise entre des citoyens libres et égaux, animés chacun de l’amour du bien. Pour Aristote, l’amitié authentique n’est pas l’amitié d’intérêt que l’on trouve chez les vieillards, ou l’amitié de plaisir que l’on trouve chez les jeunes gens. L’amitié véritable est marquée au sceau d’une indépendance poussant les individus à rivaliser d’élégance d’esprit et de belles actions.
De même, le plaisir est une condition indispensable à l’excellence morale. Ce plaisir, dans sa forme la plus haute, doit se porter sur ce qu’il convient de faire, et la haine, sur ce qu’il ne faut pas faire. Tout acte, quel qu’il soit, quand il s’achève, s’accompagne de plaisir. Autrement dit, le plaisir est un effet de l’acte, il en résulte ; et la vertu ne saurait être parfaite si elle n’est pas développée au point de procurer du plaisir à celui qui exécute l’acte vertueux.

6. LA POLITIQUE SELON ARISTOTE
Comme l’homme est « par nature un animal politique », il ne peut trouver son bonheur indépendamment de toute sociabilité. La cité et la politique sont donc vues par Aristote comme les conditions nécessaires du bonheur humain.

La société sert non seulement à vivre, mais aussi à bien vivre. Elle n’est pas seulement « un simple rassemblement pour éviter les torts mutuels et pour échanger les services », comme le soutenait Platon (cf. livre III de la République) en fondant le regroupement des hommes sur la division du travail en vue d’une vie plus confortable. Elle est surtout la condition de la « vie bonne ». Le but de la cité est l’indépendance économique, détachée de toute relation coercitive avec les cités étrangères. En un mot, la finalité de la cité est l’autarcie.

6.1. LA FAMILLE
La famille est l’unité économique par excellence. Lorsqu’elle a tout ce qu’il faut pour produire ce qui est nécessaire à la consommation de ses membres, elle procède à l’échange du surplus de cette production. Au sein de la famille, il n’y a aucun travailleur libre et salarié, mais des esclaves qui représentent seulement des outils pour la production de richesses : ils laissent ainsi au maître et à ses proches, en les détournant du souci inhérent au besoin et au manque, le loisir de l’étude (scholê), la vie morale et la vie civique. En ce sens, le pouvoir absolu d’un maître (despotês) sur des esclaves est une condition de cette organisation économique.

6.2. LE VILLAGE ET LA CITÉ
La cité (polis) est composée de telles familles, elles-mêmes déjà regroupées en villages, c'est-à-dire en colonies de familles qui se sont regroupées naturellement en vue de la satisfaction des besoins qui ne sont pas strictement nécessaires. La cité, elle, est une communauté achevée, formée de plusieurs villages une fois qu’elle a atteint un niveau suffisant d’autarcie. Elle existe en vue du « bien vivre ». En ce sens, elle est constituée de citoyens libres, oisifs et égaux, qui peuvent alors s’occuper de fonctions militaires, judiciaires et religieuses.

LES CONSTITUTIONS
La diversité des constitutions politiques provient des différentes manières dont s’équilibrent et se répartissent ces différentes fonctions entre les citoyens.
– Il y a démocratie lorsque les citoyens sans ressource sont à la tête des affaires.
– L’oligarchie est le pouvoir des riches et des nobles.
– Elle tend vers la monarchie, à mesure que les richesses se concentrent autour d’une seule tête.

OÙ TROUVER LA MEILLEURE CONSTITUTION ?
La meilleure constitution n’est pas un absolu, mais dépend de nombreux facteurs allant de la conjoncture économique aux conditions géographiques et météorologiques. Pour cette raison, la constitution en place ne peut jamais rester stable. Le désir d’égaler ou de réprimer son prochain, le désir de s’enrichir, l’ambition et l’accroissement des fortunes sont les motifs principaux qui produisent les révolutions.
Parmi ces conditions, nombreuses proviennent de la nature, et l’homme n’en est pas maître. Cependant, il peut mettre toutes les chances de son côté en accordant un rôle privilégié à l’éducation, qui doit préparer chez l’enfant la vertu civique. Ce n’est que constituée de tels citoyens vertueux, que la meilleure constitution parviendra à se maintenir.
Mais c’est en majeure partie au législateur que revient la connaissance de la science politique, qui consiste en quatre exigences de savoir :
- il doit savoir laquelle est la meilleure parmi les constitutions ;
- laquelle convient à quels citoyens ;
- celle que déterminent les conditions présentes ;
- et enfin, celle qui convient le mieux à toutes les cités.
Il faut en effet distinguer entre la meilleure constitution dans l’absolu (première exigence) de la meilleure constitution possible (dernière exigence) ; cette dernière étant simplement réalisable, tandis que la première, seulement idéale. Ainsi, Aristote ne privilégie pas tant l’excellence de la constitution que sa convenance ; ce qui fait de la philosophie politique d’Aristote une doctrine ancrée dans la réalité.

7. LA POÉTIQUE D'ARISTOTE
La Poétique d’Aristote traite de la tragédie et de la comédie. Cet ouvrage sera très influent au moment de la Renaissance. Son objet est une théorie générale de la poièsis, c'est-à-dire de la production d’œuvres.

7.1. TRAGÉDIE ET IMITATION
Aristote part du constat suivant : toute « production » artistique est imitation (mimêsis). Une imitation n’est pas une simple copie de la réalité, mais une re-création à partir du modèle de la réalité. En particulier, la tragédie « imite non pas les hommes, mais une action et la vie, le bonheur et l’infortune ; or le bonheur et l’infortune sont dans l’action, et la fin de la vie est une certaine manière d’agir, non une manière d’être. »
Autrement dit, dans la tragédie, l’action précède et détermine le caractère des hommes qu’elle représente, et non pas l’inverse.

7.2.TRAGÉDIE ET HISTOIRE

L’action de la tragédie peut être empruntée à l’histoire. Elle re-crée un évènement réel et le présente donc comme « vraisemblable et possible ». Par contre, la différence entre la tragédie et l’histoire se joue au niveau de la nature de l’action : tandis que l’histoire raconte ce qui est arrivé, la tragédie présente ce qui peut toujours arriver ou advenir. En cela, la production artistique touche à l’universel ; elle est donc « plus philosophique que l’histoire ».

7.3. RÈGLES DE LA TRAGÉDIE
Parmi les nombreuses règles de la tragédie, la principale est de présenter une action achevée, c'est-à-dire une action constituée d’un début, d’un milieu et d’une fin.
Dans cette action, le personnage principal doit passer du bonheur au malheur, suivant la nécessité de l’enchaînement des événements. La péripétie qui caractérise l’action doit encore susciter « terreur » et la « pitié » chez le spectateur. Par quels moyens le spectateur ressent-il ces sentiments ?
Si le personnage est un homme bon qui sombre dans le malheur, ou s’il est un homme mauvais qui trouve le bonheur, alors la représentation risque de susciter l’indignation et non la pitié. Au contraire, elle procurera de la réjouissance au spectateur, si un homme bon passe du malheur au bonheur ; et si un homme mauvais passe du bonheur au malheur, le spectateur l’approuvera.
Le personnage en question doit donc être un héros ambigu, ni tout à fait méchant, ni tout à fait coupable, et tombé dans le malheur à la suite d’une erreur qu’il a commise.

7.4. LE SPECTATEUR ET LA CATHARSIS
C’est à cette condition que se produira chez le spectateur une « purification des passions » (catharsis) : lorsqu’il contemple une tragédie, le spectateur ressent des sentiments tels que la pitié et la crainte. Ces sentiments résultent de la mise en scène de l’action elle-même.
Autrement dit, le spectateur se libère de ses passions en se mettant à la place du personnage principal ; il vit ses passions sur le mode de l’imaginaire, et en ressort, pour cela, « purifié ».

8. LA POSTÉRITÉ D’ARISTOTE

L’école aristotélicienne, le Lycée, ne connaîtra pas, après la mort du maître, la fermentation intellectuelle qu’avait connue l’Académie de Platon.

Théophraste, disciple d’Aristote, fut le premier maître du Lycée après Aristote. À partir de la mort de Théophraste en 285 av. J.-C., l’école d’Aristote se voit éclipsée par les deux grandes écoles hellénistiques : le stoïcisme et l’épicurisme.
C’est seulement au moment où Andronicos de Rhodes établit son catalogue, au ier siècle de notre ère, que de grands commentateurs donneront à l’œuvre d’Aristote toute sa dimension.

Au Moyen Âge, il inspirera le monde islamique par le biais d’Avicenne et d'Averroès, et le monde chrétien avec saint Thomas d’Aquin. La scolastique médiévale, pensée directement héritée du système aristotélicien, fera plus tard l’objet d’une critique de la part de Descartes, consistant à recentrer le savoir non plus sur l’objet à connaître, mais sur le sujet connaissant.

 

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LA THÉORIE DE L'ÉVOLUTION

 

 

 

 

 

 

 

LA THÉORIE DE L'ÉVOLUTION


Le but de la communication est de fournir quelques repères pour apprécier les implications des assertions, anciennes et modernes, sur le ""pouvoir de la sélection"". L'on rappellera d'abord la signification des déclarations de Darwin sur le ""pouvoir prédominant"" de la sélection, en les situant par rapport à la conception philosophique qu'il avait du statut épistémologique du principe de sélection naturelle. Dans un second temps, l'on examine deux genres de critiques récentes qui ont été adressées à l'approche darwinienne de l'évolution, et correspondant aux deux acceptions précédemment définies de l'expression ""pouvoir de la sélection"" . Il s'agira donc de comprendre ce que signifie la référence constante de la théorie de l'évolution au nom de Darwin depuis maintenant cent quarante années. L'identification d'un champ scientifique par un nom propre, sur une aussi longue durée, a quelque chose d'exceptionnel dans la science moderne, et demande à être éclaircie.

Texte de la 16ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 16 janvier 2000 par Jean Gayon
La théorie de l’Évolution : Que signifie “ darwinisme ” aujourd’hui ?
L’idée d’une transformation des espèces dans le cours des temps géologiques remonte à la fin du dix-huitième siècle. Le nom de Lamarck est à juste titre souvent mentionné comme une étape capitale dans la maturation de cette idée. Toutefois il n’est guère possible de parler d’une théorie de l’évolution avant Darwin. Si le livre publié en 1859 par Darwin sous le titre L’Origine des espèces a tant marqué les esprits, c’est entre autres parce que ce livre était entièrement consacré à présenter, en 490 pages, une théorie consistant à justifier l’idée que les espèces descendent les unes des autres en se modifiant, et à expliquer le processus indéfiniment continué de modification des espèces par une hypothèse que Darwin appelait
“ sélection naturelle ”.
Après Darwin, de nombreuses théories concurrentes ont été proposées. Mais il est clair que le sort de la théorie de l’évolution est demeuré associé au nom de Darwin plus qu’à tout autre. En témoigne l’importance exceptionnelle, dans tous les débats sur l’évolution de la fin du dix- neuvième siècle et de la totalité du vingtième siècle, du mot “ darwinisme ”. Les spécialistes de l’évolution pourraient sans doute aujourd’hui se dispenser de toute référence à Darwin. Cependant ils ne le font pas, ni dans leurs discussions savantes, ni face au public. L’on ne peut être qu’impressionné par l’insistance avec laquelle les débats généraux les plus récents sur l’évolution ont été formulés et appréciés dans un langage qui fait explicitement référence à l’auteur de L’Origine des espèces. En particulier, depuis le milieu des années 1970, l’on a vu fleurir une littérature considérable sur des alternatives possibles au “ néodarwinisme ” et, corrélativement une littérature non moins abondante sur la vitalité de celui-ci.
Cette référence persistante d’une discipline scientifique bien établie à un individu constitue une situation assez exceptionnelle dans l’histoire de la science contemporaine. Je me propose de clarifier le sens de cette référence. Que signifie, aujourd’hui, pour un(e) biologiste de l’évolution de se dire “ darwinien ” ou “ non-darwinien ? En répondant avec précision à cette question, j’espère contribuer, en tant que philosophe, à une meilleure compréhension de l’état actuel de la théorie de l’évolution, et de ce que cela signifie, précisément, que ce soit une
“ théorie ”. Je montrerai en particulier que les critiques modernes du darwinisme peuvent se ranger en deux grandes catégories, que je forge à partir des réflexions philosophiques spontanées de Darwin lui-même sur le statut du principe de sélection naturelle.
1. Critères d’évaluation
Le darwinisme est une tradition de recherche qui, en tant que telle, ne peut être identifiée avec la pensée de Darwin prise en bloc. Nombreuses sont les idées de Darwin qui n’ont pas grand rapport avec ce que l’on entend aujourd’hui par “ darwinisme ”. Par exemple la théorie darwinienne de l’hérédité, ou théorie de la “ pangenèse ” implique la forme la plus radicale d’hérédité des caractères acquis qui ait jamais été proposée. Elle n’est “ darwinienne ” qu’au sens où elle a été soutenue par Darwin. Mais elle n’a rien à faire aujourd’hui avec les débats sur la validité de ce qu’on appelle communément le “ darwinisme ” en théorie de l’évolution.
Pour comprendre le sens de la référence des évolutionnistes à Darwin, il convient de construire une hypothèse sur la nature de la relation entre le modèle (Darwin) et la copie (darwinisme). C’est ce que fait plus ou moins intuitivement tout évolutionniste qui fait usage

des qualificatifs “ darwinien ” et non-darwinienne ”. Je crois cependant que l’on peut introduire un peu plus de rigueur en la matière qu’on ne le fait d’ordinaire, et qu’il n’est pas aberrant d’explorer l’hypothèse selon laquelle il y a une réelle continuité entre certains éléments de la pensée évolutionniste de Darwin, et le darwinisme d’hier et d’aujourd’hui. À la différence de la plupart des savants de la fin du dix-neuvième siècle que plus aucun savant ne lit sauf s’il s’intéresse à l’histoire des sciences, Darwin n’a cessé d’être republié et lu tout au long du vingtième siècle par de nombreux biologistes. Il n’est donc pas aberrant de penser qu’il existe un rapport causal objectif entre le texte darwinien et le “ darwinisme ”.
Les réflexions spontanées de Darwin sur le statut philosophique du principe de sélection naturelle peuvent nous aider à cerner la nature de ce rapport. Darwin a utilisé trois termes pour qualifier le statut philosophique de la sélection naturelle: “hypothèse”, “théorie”, et “pouvoir”. Les deux premiers se rapportent à la justification de la sélection naturelle. Le troisième intervient dans des contextes différents, et concerne la signification causale de la sélection naturelle.
La distinction entre “ hypothèse ” et “ théorie ” de la sélection naturelle est exprimée dans La Variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication (1868), où le naturaliste s’efforce de répondre aux savants et philosophes qui avaient mis en doute la scientificité de la démarche darwinienne dans L’Origine des espèces :
“ Dans les recherches scientifiques, il est licite d’inventer une hypothèse quelconque; si celle- ci explique de grandes classes de faits indépendants, on l’élève au rang de théorie bien établie.
On peut envisager le principe de sélection naturelle comme une simple hypothèse, rendue cependant probable par ce que nous savons positivement de la variabilité des êtres organiques à l’état de nature, de la lutte pour l’existence, de la préservation quasiment inévitable des variations qui s’ensuit, et de la formation analogique des races domestiques.
Or cette hypothèse peut être testée – et c’est là à mon sens la seule manière honnête et légitime d’aborder la question dans son ensemble – en examinant si elle explique plusieurs grandes classes de faits indépendants, tels que la succession géologique des êtres organiques, leur distribution dans les temps passés et présents, leurs affinités mutuelles et leurs homologies. Si le principe de sélection naturelle explique bien ces grands ensembles de faits, elle doit être acceptée ”. (Darwin [1868] 1972, vol. 7, p. 9 ; nous soulignons).
La précision philosophique de ces propos doit être soulignée. Darwin était bien informé sur le vocabulaire technique de ce que l’on commençait à appeler à l’époque la “ philosophie des sciences ”, tout particulièrement la philosophie des “ sciences inductives ”. Ce vocabulaire lui permet de présenter la structure argumentative de L’origine des espèces avec une remarquable clarté, ce qu’il n’avait pas fait de manière explicite dans l’ouvrage de 1859.
Lorsque Darwin parle de la sélection naturelle comme une “simple hypothèse” rendue probable par certaines classes de faits, il pense aux cinq premiers chapitres de L’origine, où la sélection naturelle est donnée comme la conclusion d’un raisonnement fondé sur une série de prémisses ayant valeur de généralisations empiriques (taux de reproduction des organismes, limitation des ressources, faits de variation et d’hérédité). Il faut aussi noter l’allusion à la “formation analogique des races domestiques”. Celle-ci n’est pas à proprement parler une prémisse de l’argument que nous venons d’évoquer ; la sélection artificielle a valeur de

modèle expérimental analogique, destiné à convaincre le lecteur de l’efficacité du processus de sélection dans la modification des espèces.
La “théorie bien établie” de la sélection naturelle fait référence à la seconde moitié de L’origine des espèces (Chap. 7-12), où la sélection joue le rôle d’un principe qui explique diverses classes de faits indépendants (extinction, divergence, distribution géographique des espèces, affinités morphologiques, embryologie comparée). De là résulte une seconde stratégie de justification de la sélection naturelle, une justification par les conséquences de l’hypothèse, autrement dit par sa capacité explicative.
Il y a ainsi pour Darwin deux niveaux de justification de la sélection naturelle. Le premier consiste en arguments qui rendent plausible plausible l’existence du processus de sélection naturelle. Ceci est d’autant plus important que L’Origine des espèces ne fournit aucune preuve directe d’un quelconque cas de sélection naturelle ; il n’a d’ailleurs été possible de construire de manière satisfaisante une telle preuve directe avant la fin des années 1940, soit près d’un siècle après la parution de L’Origine. Le second niveau de justification est fondé sur le pouvoir explicatif et unificateur de l’hypothèse. Le diagramme représenté sur la figure 1 récapitule la double stratégie de justification de l’hypothèse de sélection naturelle.
Cette méthodologie est conforme à la stratégie newtonienne traditionnelle de confirmation des hypothèses. Celle-ci repose sur l’idéal de la vera causa, la cause “vraie et non fictive”, suggérée par des données empiriques, et confirmée par les phénomènes indépendants qu’elle explique. Darwin était conscient d’avoir composé L’Origine des espèces en référence à cette conception de la science, très en vogue chez les physiciens du milieu du dix-neuvième siècle. Il en avait pris connaissance dans lesquels Herschel et Whewell l’avaient exposée. Cette période correspond au à celle dans laquelle Darwin a formé l’hypothèse de sélection naturelle (Hull 1973, Kavaloski 1974, Ruse, 1975).
Le troisième terme philosophique employé par Darwin pour qualifier le statut de la sélection naturelle est celui de pouvoir. Il utilise fréquemment ce terme, synonyme traditionnel de ceux de “ cause ” ou d’“ agent ”, pour signifier la capacité quasi illimitée de la sélection naturelle à améliorer l’adaptation des organismes à leur environnement. Voici deux extraits illustrant l’idée que la sélection a un pouvoir transformateur illimité :
“ On peut dire que la sélection naturelle scrute à chaque instant et dans le monde entier, les variations les plus légères ; elle repousse celles qui sont nuisibles, elle conserve et accumule celles qui sont utiles ; elle travaille en silence, insensiblement, partout et toujours, dès que l’occasion s’en présente, pour améliorer tous les êtres organisés relativement à leurs conditions d’existence organiques et inorganiques ” (Darwin 1859 : 84).
Dans le chapitre conclusif de L’Origine, l’on trouve une formule encore plus forte, qui renforce donne prise à la critique, souvent adressée à Darwin par ses contemporains, selon laquelle il aurait remplacé le Dieu providentiel de la théologie naturelle par la sélection :
“ Quelle limite pourrait-on fixer à ce pouvoir agissant continuellement à travers les temps, et scrutant rigoureusement la constitution, la conformation et les habitudes de chaque créature, pour favoriser ce qui est bon et rejeter ce qui est mauvais ? Je ne peux concevoir aucune limite à ce pouvoir qui adapte lentement et admirablement chaque forme aux relations les plus complexes de la vie. Même si l’on ne regardait pas au delà, la théorie de la sélection naturelle me paraît en elle-même probable ” (Darwin 1859 : 236).

Au delà de l’effet rhétorique, quel est le sens précis des déclarations de Darwin sur le “pouvoir prédominant” (paramount power) de la sélection ? L’ouvrage de 1868 sur La Variation fournit les formules les plus précises :
“ J’ai parlé de la sélection comme d’un pouvoir prédominant, quoique son action dépende absolument de ce que nous appelons par ignorance la variabilité spontanée ou accidentelle... Les variations de chaque créature sont déterminées par des lois fixes et immuables. Mais ces lois n’ont aucun rapport avec la créature vivante qui résulte graduellement du pouvoir de la sélection, que ce pouvoir soit naturel ou artificiel... Bien que la variabilité soit absolument nécessaire, il nous suffit d’observer des organismes complexes et remarquablement adaptés pour comprendre que la variabilité est dans une position subordonnée par rapport à la sélection ”. (Darwin [1875] 1972, vol. 8 : 426).
La thèse du “ pouvoir prédominant ” de la sélection consiste à dire que celle-ci est la force principale qui oriente le changement des espèces. Darwin ne dit jamais d’ailleurs que la sélection naturelle est la seule force qui accomplit le changement évolutif. Il y en a d’autres, comme la variation spontanée, les corrélations de croissance, l’effet d’usage et de non-usage. Mais la sélection naturelle intervient donc comme un facteur régulateur a posteriori, capable par là même de l’emporter sur les autres facteurs de variation, sur lesquels il s’appuie.
La thèse du “ pouvoir prédominant ” de la sélection, en dépit de sa formulation emphatique, ne porte que sur un aspect particulier de la théorie, l’explication du changement adaptatif. Bien que cette thèse soit essentielle à Darwin, elle ne doit pas être confondue avec la représentation de la sélection comme principe unificateur et explicatif de l’histoire naturelle de la vie dans son ensemble. La modification adaptative est une chose; l’extinction, la distribution géographique des espèces, leur diversité, les rapports entre embryologie et évolution en sont une autre (Cf fig. 1).
En quoi les catégories philosophiques spontanées de Darwin nous aident-elles à comprendre les querelles sur la vitalité ou l’obsolescence du darwinisme dans l’évolutionnisme

contemporain ? Nous pouvons nous autoriser à durcir une distinction qui, sans être pleinement claire chez Darwin, n’y est pas moins présente. Il convient en effet de distinguer la capacité explicative de la sélection naturelle, et ce que Darwin appelait le “ pouvoir ” de la sélection. La thèse du “ pouvoir prédominant ” de la sélection concerne les adaptations : les adaptations sont l’effet causal immédiat du processus de sélection. En revanche, les extinctions, la divergence, la distribution stratigraphique fossiles, l’allure générale de la classification des êtres vivants, sont des effets indirects, et plus ou moins lointains, de la sélection naturelle. Ces phénomènes illustrent pour Darwin la capacité explicative de l’hypothèse de sélection naturelle, sa capacité à rendre intelligibles et unifier tous les aspects de l’histoire de la vie, l’adaptation des organismes n’étant que l’aspect le plus immédiat de cette histoire.
Cette distinction entre capacité explicative du principe de sélection et pouvoir causal immédiat de la sélection suggère un classent des défis contemporains au darwinisme, que nous allons maintenant examiner.

2. Classification des critiques du darwinisme
Depuis les années 1970, deux catégories majeures de critiques ont été formulées à la théorie synthétique de l’évolution, c’est-à-dire à la forme moderne du darwinisme. La première consiste à contester que la sélection naturelle ait la capacité d’expliquer toutes les classes de faits invoquées par Darwin. L’on déniera par exemple que la sélection naturelle suffise à expliquer les extinctions, ou l’allure de la documentation fossile (en particulier ses lacunes), ou encore les rapports entre embryologie et évolution. Ce genre de critique a été particulièrement développé dans le contexte de la paléobiologie. Mais les critiques émanant de la biologie du développement et de la morphologie relèvent souvent du même esprit. Il s’agit fondamentalement de récuser des modèles explicatifs qui demandent trop au principe de sélection naturelle. Ces critiques visent la structure globale de ce que Darwin appelait la “théorie” de la sélection naturelle, sa prétention explicative, et son pouvoir d’unification de l’histoire naturelle de la vie.
L’autre genre de critique consiste à contester que la sélection naturelle ait un pouvoir illimité et permanent d’amélioration des adaptations. Est alors visé ce que Darwin appelait le
“ pouvoir prédominant ” de la sélection.
2.1 Critiques portant sur la capacité explicative de la sélection naturelle
La plupart des critiques depuis les années admettent que la sélection naturelle est une explication satisfaisante des adaptations, mais n’est pas un principe suffisant, ni même parfois pertinent pour expliquer telle ou telle autre grande classe de phénomènes évolutifs.
Les débats des trente dernières années sur la macroévolution ont été un lieu privilégié de ce genre de critique. Le cas le plus simple est sans doute celui des extinctions. Les travaux de David Raup, résumés dans un livre de synthèse paru en 1991, nous serviront ici de cas exemplaire.
L’interprétation darwinienne classique des extinctions dit schématiquement ceci : à mesure que la sélection naturelle transforme les espèces en vertu d’une concurrence entre individus, certaines espèces se révèlent être moins efficaces que d’autres dans cette course à l’adaptation ; ces espèces voient leurs effectifs se réduire, tandis que d’autres envahissent leur niche écologique. L’extinction résulte donc principalement de facteurs biotiques (concurrence inter-spécifique). Raup ne conteste pas que l’extinction des espèces ne soit explicable de cette

manière dans beaucoup de cas. Mais il refuse que toutes les extinctions, en particulier les extinctions de masse, s’expliquent ainsi. Avec d’autres paléontologues et physiciens, il a proposé d’expliquer les extinctions de masse par des perturbations brutales de l’environnement physique – par exemple la collision de la Terre avec des météorites de grande taille – donc par des facteurs non biotiques. Le phénomène de l’extinction est alors expliqué par des causes qui ne tiennent pas d’abord à la concurrence entre les espèces, ou plus généralement à leurs interactions écologiques.
Cette interprétation a défrayé la chronique. Je ne la mentionne que pour bien situer la nature du défi adressé au darwinisme. Raup déclare qu’il ne conteste pas “la sélection naturelle de Darwin”. Celle-ci, dit-il, demeure la seule explication possible des adaptations. Mais la sélection ne saurait à elle seule produire les extinctions de masse, ni la diversification des formes qui a en a résulté, du fait de la libération de niches écologiques qui en résulte. Dans le schéma de la fig. 1, Raup refuserait donc de faire figurer deux des “ boîtes ” figurant en bas du diagramme (extinction et divergence).
À partir de cet exemple, il est facile de comprendre le sens d’autres proclamations non darwiniennes. La divergence des espèces, et les patrons phylogénétiques ont été des cibles préférées des paléobiologistes ouvertement “ non-darwiniens ”. La théorie des équilibres ponctués (Eldredge & Gould 1972) est fondamentalement dirigée contre une vision de l’histoire de la vie qui dérive la cladogenèse et l’allure générale de l’arbre de la vie de la seule sélection naturelle. Des critiques semblables sont souvent formulées par des spécialistes de la mécanique du développement et de la morphologie. L’on fait alors valoir des contraintes de développement, voire des lois de l’organisation, qui rendraient intrinsèquement insuffisante toute théorie de l’évolution qui chercherait à subordonner l’ensemble des phénomènes à l’action graduelle de la sélection naturelle (cf. par ex. Goodwin 1984). La théorie neutraliste de l’évolution moléculaire relève aussi d’un même esprit. Elle ne conteste pas que la sélection naturelle explique la genèse des adaptations, mais soutient qu’au niveau moléculaire (en particulier au niveau de l’ADN), la majorité des mutations sont neutres, et se trouvent éliminées ou fixées par la dérive génétique aléatoire (Kimura 1968).

2.2. Critiques portant sur le pouvoir adaptatif de la sélection
Les critiques du pouvoir adaptatif de la sélection naturelle sont relativement plus rares dans la littérature évolutionniste moderne. Elles étaient en revanche les plus fréquentes au début du siècle, lorsque par exemple les néo-lamarckiens proposaient une autre explication de la genèse des adaptations, ou lorsque les mutationnistes déniaient que la sélection naturelle eût le pouvoir de modifier graduellement les espèces. À l’heure actuelle, c’est surtout dans le domaine de la biologie théorique que l’on trouve une critique organisée de l’idée du pouvoir adaptatif de la sélection naturelle.
L’un des exemples les plus spectaculaires d’un discours sur les limites de ce pouvoir adaptatif s’observe dans l’œuvre de Stuart Kauffman. Dans son livre The Origins of Order (1993), Kauffman développe deux grands arguments visant à montrer que la complexité impose de sérieuses limites au pouvoir adaptatif de la sélection naturelle. D’une part certaines propriétés des systèmes vivants, qu’il nomme génériques, apparaissent spontanément en vertu de leur complexité intrinsèque, quelles que soient les contraintes, et en particulier les pressions sélectives qu’on leur applique. Ainsi, le rapport entre le nombre de types cellulaires dans un organisme et le nombre de gènes présents dans un organisme semble se conformer à une loi de même forme algébrique dans tous les organismes (le nombre de types cellulaires croît

comme la racine carrée du nombre de gènes). Toutefois la plupart des “propriétés génériques” ou “universaux biologiques” sont caractérisées de manière plus formelles. D’autre part, Kauffman soutient que, passé un certain degré de complexité, il y a de sérieuses limites à la capacité de systèmes soumis à sélection d’évoluer vers un plus haut niveau de fitness (ou
“ valeur sélective ”), ou même de se maintenir à un certain niveau. L’idée de base est que certains degrés de connectivité dans le génome (boucles de rétroaction entre gènes de régulation) sont plus favorables que d’autres à l’action de la sélection.
Il existe d’autres voies ouvertes à la critique du pouvoir adaptatif de la sélection naturelle. Les généticiens des populations ont développé un certain nombre de modèles visant à montrer la naïveté de l’idée selon laquelle la sélection naturelle a un pouvoir d’accroissement quasi automatique de la valeur adaptative des populations. Même en l’absence de facteurs susceptibles de contrecarrer l’action de la sélection (par ex. dérive aléatoire), un processus de sélection naturelle peut avoir pour effet de diminuer la fitness d’une population. C’est le cas par exemple dans des modèles décrivant l’évolution d’une population dans laquelle sont mis en concurrence des gènes déterminant un comportement égoïste et un comportement
altruiste : dans les plus simples de ces modèles, la sélection conduit à la diffusion des gènes égoïstes, et simultanément à la diminution de la fitness globale de la population. Par delà ce cas légendaire, qui rappelle un mode de raisonnement familier aux économistes, la génétique des populations a développé de nombreux modèles théoriques dans lesquels la sélection a pour effet non d’accroître, mais de diminuer la valeur adaptative globale d’une population.
3. Conclusion
Depuis près de trente ans, un débat récurrent sur la validité du “ Darwinisme ” s’est développé, qui a engendré beaucoup de confusion. Parfois la théorie synthétique de l’évolution, autrement dit la version moderne du “ néodarwinisme ” est visée. D’autres fois, la critique porte sur une strate plus ancienne, ou plus récente de l’évolutionnisme d’inspiration darwinienne.
Le darwinisme, en vertu de sa désignation même, est un processus historique. Rien n’implique a priori que ce terme ait recouvert des engagements théoriques homogènes. L’on peut néanmoins faire le pari que la référence obsessionnelle des biologistes de l’évolution à Darwin a une certaine cohérence conceptuelle. C’est dans cet esprit que j’ai proposé un critère simple pour évaluer les proclamations darwiniennes et anti-darwiniennes. Il y a deux manières d’être non darwinien. L’une est de contester le schéma de reconstruction de l’histoire naturelle proposé par Darwin, et de refuser la position hiérarchique que celui-ci confère au principe de sélection dans l’interprétation de l’ensemble des faits qui constituent ensemble l’histoire de la vie. C’est ce genre de critique qui a été le plus commun depuis les années 1970. En général, il ne conduit pas les auteurs à contester que la sélection naturelle soit une explication valide de la genèse des adaptations. L’autre manière d’être non-darwinien est de contester l’universalité du pouvoir adaptatif de la sélection. Dans les décennies qui ont suivi Darwin, ce fut la ligne d’attaque la plus commune contre Darwin ; l’on opposait alors à la sélection naturelle d’autres explications de la genèse des adaptations, comme l’hérédité des caractères acquis. Une telle contestation de l’hypothèse de sélection entraînait évidemment, par ricochet, la contestation de la sélection naturelle comme principe unificateur de l’histoire naturelle de la vie dans son ensemble. Aujourd’hui, la critique du pouvoir adaptatif de la sélection est devenue rare dans la communauté des biologistes, en particulier chez les naturalistes de terrain. Elle est l’affaire de théoriciens soucieux de dissoudre l’évidence apparente du concept de sélection, mais pas forcément de contester la place qui lui est

reconnue par les naturalistes de terrain.[Cette communication résume quelques arguments développés dans Gayon 1990, 1994, 1995, 1997a, 1998.]
Il y aurait une autre manière d’envisager les querelles récurrentes pour et contre Darwin. Le mot “ darwinisme ” ne renvoie pas seulement, en effet, à des débats internes à l’histoire de la biologie. Depuis ses origines, il a été associé à de larges ans de la culture contemporaine (en particulier : économie, politique, philosophie, religion). C’est là, assurément, un facteur majeur de la popularité du mot. Je n’ai pas traité de cet aspect important de la question. Il est en vraisemblable, en réalité, que chez les biologistes eux-mêmes, les débats pour et contre Darwin sont en partie canalisés et entretenus par des controverses qui vont au delà de leurs querelles théoriques spécialisées. Cet aspect familier de la question ne doit pas faire oublier cependant la dimension proprement théorique des querelles sur le darwinisme. Dans le contexte d’un développement sans précédent des biotechnologies, les débats théoriques sur l’évolution, avec leur charge passionnelle propre, sont là pour nous rappeler qu’aujourd’hui comme hier, la science n’est pas seulement un ensemble de recettes pratiques, mais une tentative pour rendre intelligible la nature, tentative indéfiniment ouverte, et légitimement polémique.
Références
Darwin, C., 1859. On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of favoured Races in the Struggle for Life. London: Murray. (Facsimile : Cambridge: Harvard University Press, 1964).
Darwin, C. [1875] (1972). The Works of Charles Darwin, vol. 7-8, The Variation of Animals and Plants under Domestication [2nd ed.]. New York, AMS Press.
Gayon J., 1990. Critics and Criticisms of the Modern Synthesis : the Viewpoint of a Philosopher”. Evolutionary Biology, 24: 1-49.
Gayon J., 1994. What does “Darwinism” mean ? Ludus vitalis , 2: 105-118.
Gayon J., 1995. Neo-Darwinism, in Concepts, Theories, and Rationality in the Biological Sciences, The Second Pittsburgh-Konstanz Colloquium in the Philosophy of Science, G. Wolters, J.G. Lennox, P. McLaughlin (eds.), Universitätsverlag Konstanz & University of Pittsburgh Press, pp. 1-25.
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Gayon J., 1998. Darwinism’s Struggle for Survival—Heredity and the Hypothesis of Natural Selection. Cambridge, Cambridge University Press. [éd. angl. révisée de Darwin et l’après- Darwin, Paris, Kimé, 1992].
Goodwin B., 1984. Changing from an evolutionary to a generative paradigm in Biology, in Evolutionary Theory: Paths into the Future, J.W. Pollard, New York (ed.), New York, Wiley, pp. 99-120.
Hull, D., 1973. Darwin and his Critics. Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press. Kauffman S.A., 1993. The Origins of Order: Self-Organization and Selection. New York and Oxford, Oxford University Press.
Kavaloski, V.C., 1974. The vera causa principle: a historico-philosophical study of a metatheoretical concept from Newton through Darwin. University of Chicago:
Ph. dissertation.
Kimura, M., Evolutionary Rate at the Molecular Level. Nature, 217 : 624-626.
8
Raup, D. 1991 Extinction. Bad Genes or Bad Luck?. New York, Norton and Company). Trad. fr : De l’extinction des espèces — Sur la disparition des dinosaures et de quelques milliards d’autres, trad. par M. Blanc, Paris, Gallimard, 1993.
Ruse, M., 1975. Darwin’s debt to philosophy: an examination of the influence of the philosophical ideas of John F.W. Herschel and William Whewell on the development of Charles Darwin’s theory of evolution. Studies in History and Philosophy of Science, 6: 159- 181.

 

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HUMANISME

 

 

 

 

 

 

 

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Mouvement intellectuel qui s'épanouit surtout dans l'Europe du xvie siècle et qui tire ses méthodes et sa philosophie de l'étude des textes antiques.


HISTOIRE ET LITTÉRATURE
1. Un terme à la multiple et féconde ambiguïté

Le terme d'humanisme est l'un de ceux sur le sens desquels personne ou à peu près ne s'entend vraiment. C'est que le mot se trouve lié à l'évolution de la pensée occidentale, tout au long de plusieurs siècles de culture et d'histoire, comme en témoignent les emplois successifs des termes humanitas, humances, humain, humanité, humanisme, tous inséparablement liés.
En latin déjà, humanitas désigne ce qui distingue l'homme de toutes les autres créatures, ce qui, donc, est précisément le propre de l'homme, la culture.
1.1. Le Moyen Âge
Au Moyen Âge, on appelle humaniores litterae les connaissances profanes, telles qu'elles sont apprises dans les facultés des arts (notre actuel enseignement du second degré), qui ouvrent elles-mêmes accès aux facultés – de rang élevé – où l'on enseigne le droit ou la médecine. Elles se distinguent ainsi des diviniores litterae (lettres divines) : commentaires de la Bible, science de la religion chrétienne qui relèvent des éminentes facultés de théologie.
1.2. Le xvie siècle
Cette expression de lettres humaines se trouve encore employée au xvie siècle (Rabelais, Amyot) pour marquer la différence – qui n'implique pas opposition – entre la culture sacrée et un enseignement non religieux, dans lequel les littératures antiques sont venues s'ajouter à l'essentiel des disciplines scolastiques du curriculum médiéval.
Ce retour aux textes classiques, enseignés comme un complément nécessaire aux études de théologie qui, alors, sont les seules à compter vraiment, les écrivains du temps le nomment instauratio, restauratio, restitutio bonarum litterarum (établissement, rétablissement, remise en honneur des bonnes lettres). Certains, usant d'un style plus liturgique et plus imagé, parlent de reflorescentia (nouvelle floraison), renascentia (renaissance).

D'autres reprennent au latin le mot humanitas, que Rabelais traduit, en 1532, pour faire éclater dans le Pantagruel la fameuse formule lettres d'humanité, par laquelle il célèbre les littératures grecque et latine, envisagées comme un instrument d'éducation morale, à la fois philologie et philosophie, docte érudition et sagesse prudente. Aux érudits, nourris de ces lettres d'humanité, s'appliquera bientôt le nom d'humaniste (peu employé, il est vrai, en France au xvie siècle). Par leur culture littéraire et encyclopédique, ils se différencient des spécialistes étroits, ceux des questions juridiques, par exemple, et des théologiens, préoccupés des seules questions de la foi.
1.3. xviie-xixe siècles
Dès la fin du xviie siècle, avec l'organisation des collèges, on appelle humanités les classes qui font suite à celles de grammaire et dans lesquelles on enseigne les lettres antiques.
Humanisme, lui, se trouve essayé dans notre langue en 1765, au sens d'« amour général de l'humanité », signification qu'il a perdue au profit d'humanitarisme, apparu en 1837.
En fait, dans son sens historique et le plus précis, le mot humanisme désigne, depuis le dernier quart du xixe siècle, le courant littéraire et intellectuel qui, associé au réveil des langues et des littératures anciennes, porta, au xve et au xvie siècle, les érudits d'Europe à une connaissance passionnée, exacte et aussi complète que possible des textes authentiques et de la civilisation de l'Antiquité classique.
Dans une acception plus large, qui porte la marque du philosophe allemand du xixe siècle Hegel, humanisme s'entend de tout effort de l'esprit humain, qui, affirmant sa foi dans l'éminente dignité de l'homme, dans son incomparable valeur et dans l'étendue de ses capacités, vise à assurer la pleine réalisation de la personnalité humaine. Un tel effort peut, sans faire appel à aucune lumière, à aucune force surnaturelle, s'appuyer sur les seules ressources de l'homme. Il peut aussi postuler le secours de la grâce, d'une grâce qui ne détruit pas la nature, mais qui la restaure.

À la suite d'Érasme et de saint François de Sales (1567-1622) se développe un humanisme chrétien qui transcende et transfigure l'humanisme immanentiste en assignant un destin surnaturel à l'homme, corrompu, certes, mais racheté et appelé à collaborer, dans l'exercice même de ses devoirs d'homme, à l'œuvre de son salut.
Inséparable désormais d'un contexte historique, philosophique ou religieux, le mot humanisme, volontiers lié aujourd'hui à l'idée d'une civilisation aristocratique fondée et maintenue par les privilèges de l'intelligence, souvent associé aussi à la notion de culture de classe, prend presque toujours un sens polémique qui ajoute encore à sa multiple et féconde ambiguïté.
1.4. Tentative de définition

Par-delà ces querelles, peut-être pourrait-on s'accorder sur un essai de définition où n'apparaîtraient que les caractères essentiels de l'humanisme.
Dans cet esprit serait véritable humanisme toute philosophie de la vie humaine qui, prenant l'homme et ce qui le concerne comme le centre, la mesure et la fin supérieure de toutes choses, s'applique avec ferveur à connaître et à expliquer toujours plus largement la nature humaine dans ce qu'elle a d'universel et de permanent, à favoriser, dans un souci perpétuel de renouveau fondé sur la tradition, son plus harmonieux épanouissement, à défendre, enfin, au besoin, toutes les valeurs humaines là où elles peuvent se trouver, de quelque manière, menacées.
2. Histoire de l'humanisme français aux xve et xvie siècles
2.1. L'humanisme français héritier de l'humanisme italien ?
L'humanisme français et sa phase de plein achèvement, généralement appelée Renaissance, sont souvent présentés comme l'héritage direct de l'humanisme italien, qui, reprenant, prolongeant et amplifiant l'effort initiateur de Pétrarque (1304-1374), s'était développé au xve siècle, aussi bien dans les universités et les académies qu'auprès de papes comme Nicolas V et Pie II ou dans les cours princières de la péninsule, à Florence tout spécialement.
Il se dit volontiers que cette renaissance des lettres antiques, qu'avaient favorisée, en Italie, l'éveil du sentiment national, le culte fidèle de tout ce qui avait fait la grandeur de Rome, les appuis intelligents d'un brillant mécénat, l'afflux (après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453) de savants grecs chargés de précieux manuscrits, passa les Alpes ultérieurement, en modifiant plus ou moins ses caractères dans chaque pays d'Europe où elle pénétrait.

Pour la France, un tel schéma demande assurément retouche ou, tout au moins, nuance. D'une part, il peut conduire à faire superbement oublier l'humanisme d'Alcuin (vers 735-804) moine conseiller de Charlemagne rédacteur de nombreux traités de rhétorique, théologie, grammaire et dialectique celui de l'école de Chartres au xiie siècle et l'intégration de l'aristotélisme dans la pensée médiévale. Il fait fi, d'autre part, de l'apparition en France d'un humanisme authentique contemporain ou peu s'en faut de celui du quattrocento italien.

Sans doute n'est-il pas question ici de nier ni même de diminuer l'importance de l'humanisme italien, dont l'influence sur l'humanisme européen reste indiscutable : la présence de Pétrarque et de Boccace à la cour pontificale d’Avignon au xive siècle contribue assurément à la diffusion des principes de l’humanisme en France. Et Pétrarque, Boccace, mais aussi Coluccio Salutati (1331-1406) et le Pogge (1380-1459) ont découvert à peu près tout ce que nous connaissons de la littérature latine. À la fin du xve siècle, Jean Pic de La Mirandole (1463-1494) proclamera l'article fondamental du credo humaniste dans son Discours de la dignité de l'homme.
Mais il serait imprudent d'imaginer la Renaissance française sur le modèle de la Renaissance italienne et tout à fait inexact de continuer à parler, sauf peut-être sur le plan esthétique, d'un retard d'un siècle de l'humanisme français par rapport à l'humanisme du xve siècle italien. Aux environs de 1400 se rencontre en effet, à Paris, dont l'université reste un intense foyer de culture, un humanisme qui ne concerne, en vérité, que des milieux assez restreints (Jean de Gerson, théologien et chancelier de l’université, et ses amis du collège de la dite université, dit « collège de Navarre » à raison de sa fondation par testament de Jeanne de Navarre, reine de France) mais qui, au niveau qualitatif, n'est pas indigne d'être comparé à l'humanisme italien de l'époque, avec lequel il n'est d'ailleurs pas sans rapports. C'est le moment où l'on commence à s'intéresser à la langue grecque dans notre pays, où Nicolas de Gonesse traduit (d'après le latin) un opuscule moral de Plutarque, où s'instaure à Paris le culte de Cicéron. Et bientôt, sous l'influence de Gerson, que renforce celle du Pétrarque de la docta pietas, cet humanisme naissant va s'imprégner de spiritualité monastique.
2.2. L'humanisme spiritualiste (1470-1547)
Une passion pour les Anciens

Commence alors, vers 1470, date de l'installation à la Sorbonne de l'atelier d'imprimerie de Guillaume Fichet (1433-vers 1480), une longue période d'humanisme à tendance essentiellement religieuse, d'expression latine d'abord, puis française à partir de 1530 : période des grands espoirs, des combats contre l'enlisante tradition scolastique, des désirs plus ou moins confus d'harmonieuses synthèses. Les humanistes de l'époque sont avant tout des « philologues » passionnés par les langues, les textes littéraires, la civilisation des Anciens, domaines auxquels ils joignent l'étude de l'hébreu, nécessaire pour les « saintes Lettres ». Ainsi Johannes Reuchlin (1455-1522), qui restaure la langue et la littérature hébraïques et, surtout, Guillaume Budé (1467-1540), grand seigneur, avec Érasme, des études grecques et latines en Europe.
Les papes eux-mêmes encouragent toutes sortes de recherches sur les traditions textuelles et religieuses – y compris des audaces que les Églises locales censurent, comme à Cologne, où le tribunal ecclésiastique veut condamner Reuchlin, qui s'est opposé à l'autodafé de livres juifs, alors que le pape emploie des bibliothécaires juifs à la traduction de la kabbale. Mais, en pratiquant les lettres anciennes dans un commerce aussi assidu, ces humanistes se familiarisent avec les philosophies du paganisme.
Le « divin Platon »

Chrétiens qui n'entendent rien abandonner des enseignements de l'Église, les voici séduits par Platon, le « divin Platon », christianisé par l'académie de Florence, remis en honneur par les soins de Marsile Ficin (1433-1499).
Celui-ci rassemble les humanistes, parmi lesquels Bembo, Politien et Pic de La Mirandole, en une académie, avec la protection de Cosme de Médicis, dont le petit-fils Laurent fonde la Bibliothèque médicéenne ; sous leur égide, Marsile Ficin traduit Platon et les platoniciens tardifs. Ficin, par son commentaire du Banquet, par sa Théologie platonicienne, par l'importance de ses travaux sur les néoplatoniciens donne alors, de façon au moins indirecte, un essor immense à toutes les spéculations spiritualistes et mystiques de l'époque.
Pendant plus d'un demi-siècle, c'est à travers Ficin traduit en latin qu'en France les érudits – et pratiquement eux seuls en cette période – eurent accès à l'œuvre multiple de ce Platon dont la philosophie essaie d'« ordonner les choses entre Dieu comme principe et Dieu comme fin », un Platon, il est vrai, plus ou moins déformé par ses commentateurs.

À partir de 1490, le platonisme se répand grâce à des humanistes entreprenants, dont le plus important, en France, est l'évangéliste Jacques Lefèvre d'Etaples (vers 1450-1537), qui étudie l'hébreu dans la grammaire de Reuchlin, publie, outre des ouvrages d'Aristote, des textes de Ficin, puis, en 1530, la sainte Bible en français.
Vogue du platonisme et triomphe de l'humanisme en français
Après 1530 s'ouvre une deuxième phase de la période spiritualiste de l'humanisme, au cours de laquelle Platon continue de s'affirmer le grand maître des âmes éprises d'idéal. Phase triomphante, d'expression désormais française, caractérisée par la plus franche exaltation de l'homme et de sa nature, par l'enthousiasme général né de la découverte émerveillée de l'incomparable qualité humaine. Les savants philologues du début du siècle ont gagné à la cause de l'humanisme un certain nombre de parlementaires, de bourgeois cultivés, avocats ou médecins. Quelques villes de province, Orléans, Bourges, Poitiers, Toulouse, Lyon surtout, s'éveillent à l'humanisme.
Certes, la victoire n'est pas obtenue d'emblée, et les imprimeurs préfèrent encore éditer de la littérature de colportage, des romans adaptés des œuvres médiévales plutôt que de risquer l'impression de textes antiques. Mais la fondation en 1530 du Collège des lecteurs royaux (actuel Collège de France) par François Ier prend valeur de symbole. Témoignage de l'appui accordé à l'élite élargie des humanistes par le roi et par sa sœur Marguerite d'Angoulême (ou de Navarre), l'établissement – qui connut, dès ses débuts, un très vif succès – favorise, en dépit de la Sorbonne, la connaissance exacte des antiquités classiques, qu'assurera bientôt, pour des centaines d'années, l'ouverture, en 1561, du premier collège des Jésuites.
Près de deux siècles plus tôt, le roi Charles V (1364-1380) avait déjà demandé à des érudits de son entourage de traduire les principales œuvres historiques et morales de l'Antiquité. À son exemple, François Ier encourage les traductions en langue vulgaire, qui se multiplient en format commode, aux environs de 1530, et donnent, enfin, à l'humanisme le droit de cité attendu dans les lettres françaises. C'est en français qu'Étienne Dolet (1509-1546) veut illustrer l'honneur de son pays dans son traité sur la Manière de bien traduire d'une langue en autre (1540), dont six rééditions en dix ans attestent l'intérêt qu'on portait à la traduction, promue désormais au rang de genre littéraire. Passent ainsi en français, chez les Latins : César, Cicéron, Juvénal, Perse, Salluste ; chez les Grecs : Appien, Diodore, Épictète, Euripide, Homère, Isocrate, Plutarque, Platon surtout, qu'on interprète toujours d'après le texte latin de Ficin. La littérature des vingt dernières années du règne de François Ier révèle à l'évidence la vogue mondaine de ce platonisme, dont l'influence se retrouve partout.

Ainsi, le platonisme christianisé contribue, pour une large part, à ce mouvement de pensée humaniste qui, dans les quelque quarante premières années du xvie siècle, semblait, avec la consolidation du pouvoir royal, la prospérité économique du pays, l'élargissement de l'horizon intellectuel par la découverte du Nouveau Monde et la redécouverte du monde antique, promettre la réalisation d'un nouvel âge d'or. De cette confiance dans l'homme et dans son avenir, l'humanisme érasmien de Rabelais fournit, sous les inventions bouffonnes du Pantagruel (1532) et du Gargantua (1534), la plus géniale et la plus optimiste des preuves.
Marguerite d'Angoulême (ou de Navarre)

Avec Marguerite d'Angoulême (1492-1549) s'achève cette période religieuse de l'humanisme en France. Pour l'ondoyante Marguerite, le problème est d'insérer l'idéalisme platonicien dans une perspective authentiquement chrétienne, de réaliser la synthèse (devenue de plus en plus difficile par suite du durcissement des positions religieuses face à la Réforme) entre la philosophie antique et l'humanisme biblique. Sans doute Marguerite y parvient-elle en donnant à ce spiritualisme platonicien, qui la séduisait tant, le couronnement d'une mystique chrétienne du salut dans le ravissement.
Mais en fait, vers le milieu du siècle, devant les antagonismes violents où s'opposent Rome et la Réforme, devant les tentations paganisantes de la Renaissance et malgré l'influence persistante du platonisme sur les esprits et sur les âmes, s'assombrit, dans la tristesse des espoirs déçus, le visage d'un humanisme naguère encore éclatant, passionné, vigoureux comme Hercule qui le symbolisait si bien, avide des curiosités les plus diverses, ivre de tous ces pouvoirs merveilleux qu'il trouvait ou retrouvait à l'homme, saisi dans sa continuité à travers la variété des temps et la multiplicité des espaces.
En 1547, au bilan de victoire que croit encore pouvoir dresser l'antiaristotélicien Pierre de La Ramée, dit Ramus (1515-1572), répondent déjà les inquiétudes du Tiers Livre, où Rabelais ne peut plus proposer à la question du libre arbitre et de la volonté que la réponse provisoire d'une espérance prudente.
2.3. L'humanisme esthétique (1547-1560)
Une soif d'érudition
Au moment où, un peu avant 1550, la recherche religieuse qui avait animé l'humanisme de la période précédente se trouve engagée dans une impasse, alors que grandit dans la plupart des esprits la tentation du repli sur soi, du silence, voire de l'abandon, l'humanisme va s'épanouir de façon magnifique.
D'une part, l'érudition s'affirme plus vivante que jamais dans la fidélité à la vocation première de l'humanisme. L'édition d'Anacréon, d'Henri II Estienne (1531-1598), apporte aux Français, en 1554, des trésors inconnus.
À la même époque, Adrien Turnèbe (1512-1565) commente Cicéron, fournit les premières éditions de Philon, traduit Plutarque en latin ; Ramus multiplie les commentaires sur Aristote, Cicéron, Virgile, César, fait imprimer trois livres de mathématiques avant d'éditer bientôt deux grammaires du grec ou du latin, et Denis Lambin (1516-1572), autre lecteur royal, interprète, en ardent défenseur, les dix livres de l'Éthique à Nicomaque d'Aristote.

La Pléiade

D'autre part, l'humanisme reçoit son expression la plus belle grâce à ce groupe poétique, jeune, audacieux et fécond : « la Pléiade ».
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Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène
Pierre de Ronsard, Sonnets pour Hélène
En 1547, quand meurt François Ier, l'humanisme spiritualiste reste marqué de l'empreinte qu'y ont mise ses pionniers : des clercs, des érudits, presque tous des bourgeois. Humanisme d'élévation morale, c'était essentiellement un humanisme en prose, auprès duquel l'humanisme d'un poète, fût-il des meilleurs, comme Clément Marot, ne pouvait guère mériter considération. Mais la même année 1547, les premières œuvres originales de Jacques Peletier du Mans (1517-1582) – qu'accompagnaient une ode de Ronsard et un dizain de Du Bellay, tous deux à leurs débuts – font entendre à plein la voix de la poésie, d'une poésie écrite souvent par des plumes nobles, soucieuses de faire œuvre de beauté et mues par l'impérieux désir de l'aristocratique exercice de la création poétique.
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Clément Marot
Clément Marot
Humanistes, les poètes de la Pléiade, entre autres Ronsard, du Bellay, Jean Antoine de Baïf (1532-1589), Rémi Belleau (1528-1577), communient dans le même culte admiratif de l'Antiquité que les écrivains de la période précédente, mais, chez eux, la réflexion savante et religieuse inspirée par les pensées des Anciens fait place à la sensibilité et à l'imagination fondées sur l'« innutrition », assimilation personnelle des plus exquises vertus artistiques des poètes grecs et latins. Loin de rêver à quelque synthèse intellectuelle, ils proclament le dogme du génie individuel, mettant ainsi un accent nouveau sur l'une des caractéristiques majeures d'un humanisme bien compris : le développement de la personnalité. Leur but, c'est de réaliser en vers, pour leur propre gloire et pour l'illustration de leur pays, cette adaptation française des lettres antiques déjà assurée pour la prose.
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Joachim Du Bellay
Joachim Du Bellay
À l'Antiquité gréco-latine, les poètes de la Pléiade empruntent d'abord une conception nouvelle de la poésie, tirée de la théorie platonicienne de l'enthousiasme, des ornements de style, des motifs artistiques, et un certain nombre de formes poétiques comme ces odes (horaciennes ou pindariques) par lesquelles s'effectue dans nos lettres la résurrection intégrale de l'art lyrique antique. Puis ils vont chanter le poème de l'homme situé dans cet univers dont leur poésie cosmologique vient précisément de révéler les secrets, de l'homme appréhendé dans son aventure et confronté avec le destin du monde : ainsi, Peletier dans son Uranie (1555), Ronsard à travers ses Hymnes (1555-1556) et, à un moindre degré, du Bellay dans ses Antiquités de Rome (1558).
2.4. L'humanisme éthique et politique (fin du xvie siècle)
La Pléiade n'avait donc, jusqu'en 1560, rien abandonné de la passion pour les œuvres antiques, ni de la curiosité de connaître des humanistes de la génération antérieure. À travers les œuvres de Ficin, les poètes avaient découvert les richesses de Platon, à qui ils avaient dû, jusqu'alors, outre l'idée que la poésie était le mode suprême de la connaissance, cette même foi dans l'homme qu'avait proclamée l'humanisme de 1530. Mais, à cette confiance qu'avaient déjà altérée la sinistre affaire des Placards (1534) et le massacre des Vaudois (1545), les conflits religieux, puis les guerres civiles allaient porter un coup fatal à partir de 1560, date à laquelle on serait tenté parfois de croire – bien à tort – que l'humanisme est mort.
Humanisme éthique
En fait débute alors pour l'humanisme du xvie siècle une ultime période, éthique et politique, à dominante stoïcienne et dont la fin peut se situer, sans qu'il soit possible de préciser davantage, dans la première moitié du xviie siècle. Il est incontestable que, avant 1560, les humanistes, tout occupés de platonisme, se sont peu intéressés au stoïcisme, pourtant déjà mise en partie à leur disposition par l'édition érasmienne des Œuvres de Sénèque parue en 1527. Leur intérêt ne s’affirme vraiment que plus tard, sous l'influence des circonstances historiques et politiques, avec la véritable tragédie que vont vivre les Français de 1560 après le début des guerres de Religion.
Paraissent alors bon nombre de traités, édités ou traduits séparément, et plusieurs commentaires où, face à tous les méfaits et à tous les maux engendrés par les luttes fratricides, les contemporains puisent résignation et courage. C'est dans les « jours mauvais pleins de désolations » que le Lillois Alexandre Le Blancq traduit, en 1571, la stoïcienne Consolation à Apollonius de Plutarque, comme c'est pendant les guerres dites « de Religion » que Robert Garnier s'inspire des tragédies de Sénèque pour composer des drames remplis d'allusions à nos malheurs nationaux, et que Guillaume Du Vair rédige, en 1590, pendant le siège de Paris, sa Constance et consolation ès calamités publiques.
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René Descartes à sa table de travail
René Descartes à sa table de travail
Doctrine d'action et de résistance, ce stoïcisme moral, plus ou moins imprégné de christianisme, qui était celui d'un Étienne de La Boétie (1530-1563), marque d'une manière prédominante, mais non exclusive, l'humanisme du dernier tiers du xvie siècle, avant de prolonger son influence chez des auteurs comme Jean-Pierre Camus (Diversités, 1609) et Corneille, puis dans les Passions de l'âme de Descartes, pour intéresser encore la pensée religieuse jusqu'aux environs de 1660.
Avec lui, l'humanisme du temps, volontiers compréhensif, accueille toujours le platonisme, qui se survit dans quelques milieux mondains et à la Cour et aussi (mais de façon bien limitée) l'épicurisme, dont les thèmes ne parviennent pas à imposer l'idée – bien humaniste pourtant – de la retraite, du retour à soi, qui eût dû parfaitement convenir en ces temps de si profond désarroi.
Plutarque
Mais l'influence la plus nette sur l'époque est celle – tout éclectique – de Plutarque, que Jacques Amyot (1513-1593) vient précisément de traduire. Plutarque n'est pas seulement l'auteur des Vies parallèles, qui exaltent les vertus héroïques des païens et qui ont ainsi renforcé les tendances stoïciennes de l'époque ; c'est aussi celui d'opuscules moraux d'inspiration souvent platonicienne, parfois dirigés contre les stoïciens et les épicuriens. Avec le Plutarque d'Amyot se trouve favorisé à la fin du xvie siècle le syncrétisme philosophique qui donne un visage si complexe et si riche à l'humanisme éthique de cette période.
Humanisme politique
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Jean Bodin
Jean Bodin
Éthique, l'humanisme d'alors est devenu aussi, par la force, politique. Bon nombre de poètes qui, en 1550, avaient allègrement chanté leur confiance dans le temps, ajoutent à leur lyre, une dizaine d'années plus tard, une corde d'airain ; témoin, parmi d'autres, Ronsard dans ses Discours (1562). Les horreurs des guerres civiles, dénoncées avec une éloquence grave et simple par l'humaniste et érasmique chancelier Michel de L'Hospital (1505 ou 1506-1573), sont aggravées par l'abaissement moral de bon nombre de Français, par la corruption particulière des princes que pervertit trop souvent le machiavélisme, cette doctrine détestable des courtisans et des tyrans. Contre les idées de Machiavel s'imprime sans doute une littérature qui emprunte à la fois à la tradition chrétienne et à l'ambiguïté païenne. L'illustrent, en dehors du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, les œuvres de François de La Noue (1531-1591), d'Innocent Gentillet, de Jean Bodin (1530-1596). Certains passages aussi de Montaigne (1533-1592), dont il faut préciser ici la place singulière dans cet humanisme de la fin du xvie siècle
Montaigne
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Montaigne
Montaigne
Humaniste, Montaigne l'est assurément par son admiration pour les écrivains de l'Antiquité (chez qui il « pillote », jusque dans ses dernières années, citations et exemples), par son souci constant de « bien faire l'homme et dument », par sa volonté de retrouver partout et toujours l'« universelle et commune liaison » entre les humains.
Mais, devant les œuvres, les héros et la civilisation des siècles antiques (il connaît, d'ailleurs, assez mal le grec), Montaigne garde un esprit critique acéré dont n'avaient pas fait preuve les humanistes précédents. L'homme, pour lui, n'est plus le centre ni la raison d'être de toute la création, encore moins cette « merveille des merveilles » dont parlait Sophocle et qu'avait exaltée l'humanisme optimiste de Pétrarque à François Rabelais : « Il n'est pas dit, déclare-t-il dans l'Apologie, que l'essence des choses se rapporte à l'homme seul. » Cependant, cet homme, même ramené à ses modestes dimensions dans l'univers copernicien, garde le droit – et a même l'impérieux devoir – d'atteindre à « cette absolue perfection et comme divine de savoir jouir loyalement de son être ».
À la réalisation de cette légitime ambition servira chez Montaigne l'exploration des divers systèmes philosophiques de l'Antiquité. Non pour que l'homme moderne y redécouvre quelque modèle idéal, mais parce que, par l'analyse critique, méthodique, méthodologique des affirmations avancées par ces systèmes, il se cherche et il se trouve lui-même, dans le consentement lucide à l'humaine condition, dans le sentiment profond du rapport de reconnaissance qui doit unir l'être créé à son créateur. Avec Montaigne, l'humanisme français du xvie siècle s'enrichit de ce qui reste le meilleur de tout humanisme : il s'humanise.
3. Ailleurs en Europe
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Érasme
Érasme
Le mouvement humaniste ne se limite pas seulement à l'Italie et à la France. Il gagna les Pays-Bas, où l'université de Louvain avait été fondée en 1425, où Érasme le rencontre auprès de Rudolf Agricola et d'Alexander de Heek (Hegius). Érasme est le phare de la nouvelle culture, encore très liée à la religion : ses éditions des Pères de l'Église, ses Dialogues et ses Adages, son Éloge de la folie (1511), ses réflexions sur le christianisme, sur la formation des princes chrétiens le posèrent en maître à penser de l'Europe. Une abondante correspondance le relia aux lettrés de tous les pays.

L’humanisme brilla également en Angleterre dans l'entourage de John Colet (1467-1519) et de Thomas More (1478-1535) dont la célèbre Utopie (1516) prépara la voie à l'art élisabéthain.
L'Espagne (→ Juan Luis Vives, 1492-1540) connut de son côté un humanisme religieux et théologique. Le grand défenseur de l'humanisme y fut le cardinal Cisneros, qui fonda l'université trilingue d'Alcalá de Henares, d'où sortit la première Bible polyglotte. Mais, après une génération enthousiaste, les querelles religieuses envenimèrent le mouvement et les disciples d'Érasme furent pourchassés.

Reuchlin et Melanchthon (1497-1560) illustrèrent l'humanisme érudit allemand, dont la production littéraire demeure, au total, assez pauvre. En Hongrie, l'empereur Mathias Corvin (1440-1490) favorisa la renaissance des lettres antiques, dont Jan Kochanowski (1530-1584) est le meilleur représentant en Pologne. Partout, l'humanisme assura la restauration des études anciennes ; partout, il exerça une influence réelle sur la civilisation.
4. L'humanisme à l'œuvre
Rien ne serait plus faux, en effet, que d'imaginer l'humanisme comme un phénomène purement littéraire et rhétorique. Sans doute, les humanistes sont-ils, d'abord, de véritables savants, mais ces esprits curieux, acharnés au travail, ne vivent pas une vie ignorante du monde. Hommes pratiques, que rapprochent les uns des autres, dans la république des lettres, visites et échanges de correspondance, ils savent que les bonae artes doivent englober tous les domaines de l'existence. Mus par un sens très vif de l'histoire, que ne gêne point leur passion pour les sources antiques, ils entendent faire œuvre de philosophes, contribuer à la promotion d'une humanité libérée, capable, grâce à sa rénovation spirituelle, d'affronter, mieux qu'il n'était possible dans le passé, tous les problèmes de la vie, moraux, pratiques, intellectuels et philosophiques. Ainsi, la philosophie est, à l'image du macrocosme, dont l'homme est le microcosme, aussi vaste et aussi riche que l'Univers lui-même.
4.1. Humanisme et science
S'agissant de la science, à laquelle les Anciens avaient pourtant accordé une place importante, on ne peut dire que l'humanisme, nourri surtout de textes et d'auteurs, l'ait pleinement favorisée. Humanisme et science paraissent souvent se développer séparément et sans action directe réciproque. Les poètes dits « scientifiques » – Peletier, Ronsard, Maurice Scève, Baïf, Belleau, Du Bartas, d'Aubigné – sont tous de grands humanistes, mais ils demeurent, sauf de rares exceptions, étrangers à l'activité créatrice des sciences de leur temps.

En France, les vrais savants – comme Bernard Palissy (vers 1510-vers 1590), l'inventeur des émaux français, géologue et astronome, et, plus encore, le chirurgien Ambroise Paré (vers 1509-1590), qui ne savait ni le grec ni le latin – récusent l'autorité des Anciens, pour s'appuyer sur l'expérience, sur la pratique, sans laquelle il n'est pas, à leurs yeux, de véritable science. Cependant, cette pratique n'exclut pas forcément, chez tous les savants, le recours à la théorie, aux textes antiques oubliés, ceux d'Archimède par exemple, que l'humanisme précisément vient de remettre à jour et qu'un Copernic n'a peut-être pas méprisés, sachant, en humaniste accompli, que l'expérience du passé est nécessaire à la découverte de demain.
4.2. Humanisme et religion
Dans le domaine religieux, l'humanisme n'entraîne, au total, de paganisme que littéraire. Et mis à part quelques libertins, quelques rationalistes isolés, il n'affecte pas essentiellement la mentalité d'une époque qui voulut croire. Évangélique, l'humanisme est, d'abord, au service de la foi. Par la suite, bien peu d'humanistes passèrent à la Réforme, dont ils appréciaient l'effort philosophique et philologique d'épuration de la doctrine chrétienne, mais à laquelle ils se sentaient plus encore opposés, et dans le problème de la justification par la foi et dans la conception de la vie morale, où les réformés se plaisaient trop à leur gré à insister sur le néant de l'homme.
Sans doute un puissant mouvement sceptique traverse-t-il la seconde moitié du xvie siècle. Encore n'a-t-il pour conséquence que de séparer les domaines de la raison et de la foi. L'humanisme, pour Montaigne, ne suppose pas la croyance, il ne l'exclut pas davantage et il conduit, chez lui, tout naturellement au respect de la tradition religieuse. De quoi sera garante, lors de la Contre-Réforme française, l'alliance des catholiques les plus orthodoxes avec les disciples les plus sceptiques de Montaigne dans une croisade commune contre le calvinisme.
4.3. Humanisme et vie civile
Les « institutions du prince »
L'humanisme inspire également les attitudes de l'homme dans la cité. Pour les esprits du xve siècle ou du xvie siècle, l'organisation de l'État revêt une telle importance qu'on ne saurait mieux la comparer qu'à celle de l'Univers, la « court et l'estat d'ung prince terrien » pouvant être « apparagés [assimilés] », comme l'écrit Antoine Du Saix (1505 ?-1579), « à la ronde concavité et forme sphérique du firmament ». De ce cosmos politique, le prince est le soleil, par la sagesse de qui passe obligatoirement le bonheur du peuple. D'où ces multiples « institutions du prince », où la leçon antique renforce les instructions de la Bible pour prôner l'exercice d'une pieuse sagesse fondée sur les vertus cardinales, pour mettre le prince en garde contre les flatteurs et les médisants, pour lui rappeler sans cesse ses devoirs envers Dieu, envers son peuple, envers lui-même
Exhortation à la vie civile
D'où aussi ces appels à une active participation des citoyens aux affaires publiques comme Montaigne les entend lorsqu'il accepte, sur les ordres du roi, la mairie de Bordeaux. Exhortation à la vie civile qui s'accompagne souvent d'une incitation à la fierté nationale.
Incitation à la fierté nationale
Par nature, l'humanisme se colorait volontiers de cosmopolitisme, mais les œuvres antiques abondaient, par ailleurs, en exemples prestigieux d'amour pour la patrie. S'autorisant de ces vénérables précédents, les humanistes affirment avec force l'originalité de la pensée nationale. En France, où se développe le mythe nationaliste des Celtes et des Gaulois, des historiens érudits, comme Étienne Pasquier (1529-1615) dans ses Recherches de la France et Claude Fauchet (1530-1602) tout au long des Antiquités gauloises et françaises, étudient les origines de leur pays, que chante aussi Ronsard dans l'Hymne de France, que célébreront tous ceux qui, comme Marot ou du Bellay, sont sensibles aux charmes de leurs petites provinces natales.
Néoplatonisme, éducation, amour et mariage
Parallèlement, l'humanisme suscite un véritable renouvellement dans l'inspiration amoureuse : avec le néoplatonisme, l'amour que le courant courtois du Moyen Âge avait déjà spiritualisé prend une teinte nettement mystique. Y seront sensibles beaucoup d'hommes et surtout de femmes, qui répugnent aux platitudes et aux grossièretés de l'amour vulgaire.
L'humanisme, enfin, apporte ses secours dans de multiples circonstances ; ainsi, dans les problèmes de l'éducation, qui préoccupent, d'Érasme à Montaigne, tant d'auteurs d'« institutions puériles », soucieux d'assurer aux enfants, dès leur plus jeune âge, les rudiments du savoir et du savoir-vivre afin de les humaniser progressivement. Et aussi dans la question, sans cesse reprise, des rapports entre l'amour et le mariage, réalités que Montaigne (Essais, III, V) trouve sinon conciliables, du moins orientées de façon tout à fait différente, mais que tout un mouvement, qui va du platonisme chrétien de Marguerite de Navarre à l'humanisme dévot de saint François de Sales, veut absolument associer pour le plus grand bonheur de l'homme et de la femme, sur terre et dans le ciel.
Vie en société
Enfin, dans les diverses difficultés que soulèvent à chaque instant les nécessités de la vie en société. Dans ces domaines si variés, les Œuvres morales de Plutarque, synthèse complète de l'acquis d'une civilisation prestigieuse, apportaient à chacun réponse à sa mesure. Traduites par Amyot en 1572, elles connurent le plus vif des succès. Présentées dans l'habit seyant que leur avait taillé Amyot, les Œuvres morales ne parurent plus une œuvre traduite de l'Antiquité. Plutarque devint rapidement « familier par l'air françois qu'on lui avoit donné, si perfect et si plaisant » notait Montaigne (Essais, II, VII), qui ajoutait : « C'est nostre bréviaire. » De fait, les lecteurs pouvaient y apprendre comment distinguer l'ami du flatteur, quels remèdes trouver contre l'irascibilité, sur quels principes fonder l'éducation des enfants. Les jeunes mariés y recevaient d'utiles conseils pour la vie conjugale ; les citoyens, de sages indications sur l'administration des affaires publiques.
Plutarque apportait également le témoignage des vertueux faits de tant de femmes héroïques de l'Antiquité : parmi elles, la Gauloise Camma, dont la fidélité conjugale devait longtemps inspirer dramaturges et moralistes. Par là se trouvait fournie la solution au problème fondamental de l'humanisme, celui de savoir comment l'apport de l'Antiquité pouvait servir à l'éducation d'une pensée qui se savait chrétienne et se voulait moderne.
Ainsi, l'humanisme fut, en même temps que passion de connaître et culte de beauté, une attitude expérimentale et psychologique de l'homme, une « épreuve » de toutes ses forces, une véritable école de vie.
Sur le plan littéraire, son importance n'est pas moindre. Il donna leur pleine ampleur à des thèmes essentiels de notre littérature : nature, vertu, gloire, amour. Il favorisa le développement du genre du dialogue, dans lequel on voyait comme une manière d'« humaniser » un traité, et c'est sous l'influence de la littérature antique que naquit la tragédie française régulière, avec, notamment, la Cléopâtre captive de Jodelle (1532-1573). Il fut enfin l'occasion d'un enrichissement remarquable du vocabulaire et, s'agissant du style, il constitua une étape décisive dans la conquête de la précision et de l'harmonie.
Au-delà de sa définition la plus précise, lié au courant littéraire et intellectuelle qui marqua l’histoire européenne des xve et xvie siècles, l'humanisme est une philosophie qui se donne pour fin l'épanouissement de l'homme.
5. xixe-xxe siècles : quelles formes d'humanisme ?
Le xixe siècle, qui « invente » le terme d'humanisme, lui donne en fait des significations plus intéressantes que sa définition, puisque le terme naît chez Proudhon. « Homme » désigne alors plutôt l'individu, opposé à des systèmes ou à des régimes (politiques, économiques, sociaux) ; rien d'étonnant dès lors si, au nom de la révolte ou du progrès, les historiens appellent « humanisme » le mouvement d'idées du début de la Renaissance qui, d'une certaine manière, faisait de l'esprit critique individuel, de la promotion des individus hors de leur champ social selon leurs capacités, de l'inventivité des valeurs, de la pensée libre un instrument de lutte contre ce que le xixe siècle considère comme un obscurantisme médiéval religieux. On y oublie le rôle indéniable des langues anciennes, la religiosité platonicienne et l'appui aux princes.
Les aspects combatifs d'un socialisme utopique se diluent ensuite, le terme est repris hors de son contexte, et peut se retourner contre ses auteurs, taxé de matérialisme, de tyrannie au nom de systèmes.
Concrètement, « humanisme » peut finir par s'appliquer à toutes les opinions où chacun défend l'homme à partir de définitions différentes de ce qu'il est et devrait être. C'est ainsi qu'on a pu opposer Camus l'humaniste à Sartre le théoricien, et poser la question de savoir si l'existentialisme était un humanisme, ou encore s'il pouvait exister un humanisme marxiste.
Quelle que puisse être la vanité de telles questions, l'emploi actuel le plus fréquent du terme « humanisme » évoque souvent un contexte passéiste, quelque ennuyeuse vertu, et une certaine désuétude, même et surtout sous l'étiquette d'« humanisme moderne ». Mais il est vrai que le xxe siècle, à travers guerres et holocaustes, camps et goulags, idéologies massives et esthétiques de la « défiguration », a tout fait pour effacer la « nature humaine ».

 

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La science aux extrêmes

 

La science aux extrêmes
Vincent Bontems dans mensuel 446


Des expériences, des théories et des instruments : ce sont les trois moteurs qui font progresser la connaissance scientifique. Surtout lorsqu'on les pousse aux limites de leurs domaines de validité.
Pourquoi la science se porte-t-elle aux extrêmes ? Ce peut être simplement parce qu'elle maîtrise le reste et qu'il lui faut explorer ses limites, repousser ses frontières, pour en apprendre davantage. C'est souvent parce que des conditions extrêmes lui permettent d'étudier de nouveaux phénomènes, ou d'étudier sous un angle nouveau des phénomènes déjà connus. Telle est, par exemple, la motivation de la mise en orbite des satellites d'astrophysique spatiale, tels Planck ou Herschel, dont les observations nous permettront de mieux comprendre l'Univers primordial ou la naissance des étoiles.

Mais c'est aussi qu'en repoussant la frontière expérimentale au-delà d'un seuil elle s'aperçoit de ses limites théoriques : avec l'expérience réalisée en 1887 par les Américains Albert Michelson et Edward Morley - qui mit en évidence l'invariance de la vitesse de la lumière dans le vide -, la physique classique se met à trembler sur ses bases, et ce « tremblement de concept » aboutit à la théorie de la relativité restreinte d'Einstein.

Réciproquement, la structure mathématique de la théorie induit parfois des découvertes. Ainsi l'équation de la mécanique relativiste de Paul Dirac prédit l'existence d'un « électron positif », son antiparticule le positon, qui ne sera observée que quatre années plus tard. La science a donc tout intérêt à se situer aux extrêmes, là où les frontières expérimentales et les limites théoriques ne coïncident pas nécessairement.

En se portant au-delà de leur domaine habituel, les sciences se mettent en danger, elles questionnent leurs bases, les critiquent et les rénovent. Pour comprendre la science vive, il faut donc l'étudier à ses extrêmes, là où elle progresse, car ce ne sont pas des connaissances marginales qui y émergent, mais aussi les plus fondamentales, qui remettent en question ce que l'on avait établi sur un domaine de validité plus restreint et moins précis, qui repoussent l'horizon du savoir.

Chaque science étudie ses objets au sein d'un « horizon de réalité ». Cette expression de l'épistémologue helvète Ferdinand Gonseth * souligne certains traits essentiels de toute connaissance scientifique. Le premier est qu'une vérité scientifique n'a jamais une valeur absolue, elle est toujours relative à un état des relations entre théorie et expérience à un certain stade de leur développement. Cela n'implique nulle concession au « relativisme », car - et c'est la seconde caractéristique de l'horizon de réalité -, il est toujours possible de l'approfondir. Un horizon de réalité n'est pas défini uniquement en fonction de l'extension de son domaine de validité, il l'est aussi par sa résolution, son degré de précision : des mesures toujours plus précises mettent à l'épreuve les modèles et les théories stabilisés, et incitent éventuellement à les dépasser. L'approfondissement entraîne une rupture avec l'ancien modèle et le rétablissement de la science sur des bases nouvelles.

Étalonnage
On observe notamment cet autodépassement avec les progrès de la mesure du temps. Lorsqu'on franchit un seuil de précision, par exemple en passant des horloges à quartz aux horloges atomiques, se pose le problème, en apparence insoluble, d'établir les étalons de temps des nouvelles horloges, alors que l'on ne dispose encore que d'horloges fonctionnant avec l'ancienne technologie. La façon dont la métrologie surmonte ce paradoxe est d'ordre méthodologique et instrumental. On fait l'hypothèse que, bien que la fréquence d'oscillation des horloges à quartz dérive au cours du temps, cette dérivation, elle, est constante. On peut alors, par un certain programme d'observation simultanée de deux horloges à quartz, déterminer leurs fréquences et leurs dérives respectives, écrire leurs lois d'évolution temporelle et obtenir, au moyen de ces horloges systématiquement inexactes, une horloge virtuelle exacte avec laquelle synchroniser les horloges atomiques de nouvelle génération [1] .

Aujourd'hui, une méthodologie analogue permet de passer des horloges atomiques de la première génération aux horloges à atomes froids en microgravité : l'instrument ACES acronyme anglais pour Ensemble d'horloges atomiques dans l'espace permettra, en 2013, d'effectuer, à bord de la Station spatiale internationale des expériences avec des atomes refroidis en apesanteur, et d'obtenir un étalon de temps ultraprécis [2] . Son incertitude sera de l'ordre du millième de milliardième de seconde sur un jour, rendant possibles des tests en laboratoire de la relativité générale ou la recherche d'une variation relative des constantes physiques fondamentales au niveau de 10-17 par an. La découverte que des constantes ne sont pas constantes au cours du temps nous obligerait à modifier profondément les lois de la physique !

Ainsi la méthode expérimentale articule l'activité théorique avec l'activité expérimentale, au moyen d'une troisième activité, médiatrice, l'activité instrumentale. La recherche a trois partenaires : le théoricien, qui fournit les modèles à tester, l'expérimentateur, responsable du secteur observationnel, et le technicien, dont dépendent la fabrication et la mise au point des instruments. L'instrument est le lieu privilégié où la théorie et l'expérience se rencontrent, se joignent et s'accordent.

Les progrès de l'instrumentation sont donc au coeur de la dynamique d'autofondation et d'autodépassement de la science contemporaine. C'est ce que montrent les expérimentations conduites au CERN avec le Grand collisionneur de hadrons LHC. La communauté des physiciens des particules attend avec impatience les résultats des mesures effectuées par cet accélérateur de protons à des énergies jamais produites. Elles permettront sans doute de parachever le Modèle standard de la physique des particules, la théorie qui délimite l'horizon de réalité de la discipline, en détectant notamment le boson de Higgs, qui en est la clé de voûte et le dernier chaînon manquant. Mais elles ont aussi pour finalité de repousser l'horizon expérimental d'observation afin d'étayer ou d'affaiblir les prétentions des théories qui s'élaborent déjà au-delà de ce cadre théorique. Les observations du LHC se situent aux extrêmes, là où la science normale peut encore gagner en stabilité, si l'hypothèse du boson de Higgs s'avérait. Mais aussi, là où elle peut redevenir provisoirement instable avant de se transformer en une théorie plus adéquate à la réalité découverte, si elle était « falsifiée » au sens de Thomas Kuhn, ou si l'on découvrait de nouvelles particules.

Plus qu'un instrument
Dans ce cas précis, l'instrument lui-même est extrême. Pour accélérer et faire tournoyer les faisceaux de protons, il a fallu développer les aimants supraconducteurs les plus puissants au monde, et pour cela employer des matériaux qui sont supraconducteurs à des températures très proches du zéro absolu - plus froids que l'espace intersidéral -, ce qui impliquait de mettre au point un système de refroidissement extraordinaire tout au long des 27 kilomètres de l'anneau. Le milieu associé à cet ensemble technique est artificialisé à l'extrême. Considéré ainsi, d'après son « mode d'existence » aurait dit le philosophe des techniques Gilbert Simondon * , le LHC est plus qu'un instrument, il est en soi un défi technologique majeur, car il pousse la technicité d'une époque à ses extrêmes. Et il établit une médiation avec des échelles de la nature elles aussi extrêmes. Il mérite aussi d'être un objet de réflexion : comprendre l'opération réalisée par cette machine est la seule façon de comprendre la valeur de la connaissance qu'il produit.

La science contemporaine a besoin de grands instruments « phénoménotechniques », comme disait Bachelard, pour s'autodépasser de manière durable, et nous devons prendre en compte ses fondements technologiques si nous voulons la comprendre et l'apprécier à sa juste valeur. D'où la nécessité d'interroger les conditions économiques, sociales et politiques de la construction des grands instruments sans la disjoindre des modalités de leur concrétisation technique : mettre en place les instruments de l'extrême requiert de lourds investissements par les politiques de recherche et s'inscrit le plus souvent dans une histoire des lignées techniques de ces instruments.

Peut-être cette insistance sur les fondements technologiques de la science paraîtra moins évidente hors de la physique. Toutes les disciplines ne sont pas parvenues au même degré de maturité ; leurs objets ne semblent pas toujours exiger un dispositif technique aussi lourd pour être étudiés ; certaines paraissent fort éloignées de la méthode expérimentale. La biologie est une science expérimentale dont les modèles sont jugés conjecturaux par les physiciens. Son intégration théorique est loin d'être aussi achevée que celle de la physique : elle n'est, en particulier, que faiblement mathématisée, ou, tout au moins mathématisée selon d'autres modalités.

Pourtant, sa dynamique récente répond au modèle esquissé : il y a quelques années, la biologie moléculaire classique étudiait les gènes un par un, leurs produits, leurs rôles et leurs fonctions, de la même manière. Au début des années 1990, les séquenceurs décryptaient l'ADN en lisant 96 séquences à la fois, et il aurait fallu presque un siècle pour lire les 4 milliards de bases du génome humain. De nos jours, avec les nouveaux séquenceurs, 200 millions de séquences sont lues d'un coup. Les progrès des outils d'analyse ont permis d'étendre les frontières de la recherche au-delà des cellules de notre corps : on s'intéresse aux 170 familles de bactéries que nous hébergeons. Non seulement on fait plus vite qu'avant, mais l'on entreprend ce que l'on n'aurait jamais osé faire. Du coup, ce sont aussi les méthodes qui bougent : de nouvelles manières d'étudier les protéines, les bactéries, les métabolites émergent, ce sont les approches « omiques » par analogie avec la génomique qui n'isolent pas nécessairement le système biologique étudié et considèrent la cellule et les organismes dans leur ensemble. La perspective d'une théorie se fait jour avec la biologie systémique intégrative.

Sciences humaines
Les sciences sociales et humaines ne sont pas exclues de cette dynamique. Les travaux sur la conscience, même philosophiques, ne peuvent ignorer les résultats obtenus grâce aux instruments d'imagerie cérébrale par résonance magnétique nucléaire, tels que Neurospin, à Saclay, dont la précision ne cesse d'augmenter. Il y a, bien sûr, matière à discuter les tenants et aboutissants épistémologiques du passage de ces observations à des conclusions au sujet de la nature de la pensée, mais, de toute évidence, cela modifie les données du problème.

Il en va de même, chez les historiens, avec la numérisation des archives : le chercheur peut consulter et traiter avec son micro-ordinateur quantité de documents qui auraient réclamé des décennies aux générations précédentes. Dans le même temps, on peut craindre la pénurie pour les historiens du futur si les conditions de l'archivage de la production électronique actuelle ne sont pas assurées. Comme quoi le rôle des grands instruments concerne toute la science, jusqu'à ses franges les plus extrêmes
[1] www.gicotan.fr/tempsetmethode.htm

[2] L. Cacciapuoti et C. Salomon, Eur. Phys. J. Special Topics, 172, 57, 2009.
NOTES
*FERDINAND GONSETH, né en 1890 et mort en 1975, a travaillé sur les fondements des mathématiques, la philosophie des sciences et la théorie de la connaissance.

*GILBERT SIMONDON, né en 1924 et mort en 1989, était un philosophe et psychologue, spécialiste des techniques.
L'ESSENTIEL
LA SCIENCE progresse en repoussant les frontières expérimentales et les limites théoriques.

L'EXPÉRIENCE ET LA THÉORIE se rencontrent et s'articulent au moyen des instruments.

LES PROGRÈS de la science contemporaine sont fondés sur des instruments dont la conception repousse les limites techniques.

 

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