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ANTIBIOTIQUES ...

 

Demain, des antibiotiques à façon ?


Mohamed Marahiel, Nadine Kessler et Uwe Linne dans mensuel 370
Selon un dogme bien ancré de la biologie cellulaire, la synthèse des protéines s'effectue via la transcription des gènes en ARN, ensuite traduits en protéines. Pourtant, les champignons et les bactéries font parfois appel à une seconde voie, par exemple pour synthétiser des antibiotiques. De quoi donner des idées aux biochimistes chargés de développer de nouveaux médicaments.
Pénicilline, cyclosporine : le plus célèbre des antibiotiques et le plus utilisé des immunosuppresseurs ont un point commun. Ce sont de petites chaînes d'acides aminés des peptides synthétisées par des champignons. Comme les bactéries, ces derniers sont de grands producteurs de peptides biologiquement actifs. Mais la voie de synthèse qu'utilisent tous ces micro-organismes est rien moins qu'originale. À la fin des années cinquante soit trente ans après la découverte de la pénicilline, personne ne pouvait imaginer que le mécanisme mis en oeuvre s'affranchisse des règles formulées au cours de la décennie précédente ­ notamment par le biologiste américain Joshua Lederberg, prix Nobel en 1958. La synthèse par les cellules d'un fragment peptidique et plus généralement des protéines découlait forcément de la transcription d'une séquence d'ADN en un intermédiaire d'ARN dit « messager », suivie de la traduction de cet ARN en une chaîne d'acides aminés, au sein d'une « usine » appelée ribo- some. Ce processus est toujours, sauf exeception, le seul enseigné dans les lycées et les universités.

Pourtant, la structure inhabituelle de la plupart des antibiotiques peptidiques suggère fortement qu'ils ne peuvent être synthétisés par la voie ribosomique. Première excentricité : ils renferment une forte proportion d'acides aminés que les ribosomes sont incapables de reconnaître et d'incorporer dans une protéine. Notamment des acides aminés qui sont, structuralement, l'image dans un miroir des 20 acides aminés que l'on trouve dans les protéines : les premiers sont dits « D », les seconds « L » [fig. 1]. Autre excentricité, encore plus frappante : ils arborent communément des structures cycliques que l'on ne trouve jamais dans les peptides synthétisés par des ribosomes. L'ensemble de ces caractéristiques laisse penser qu'il existe au minimum des enzymes capables de réaliser de très importantes modifications de structure des antibiotiques après la synthèse ribosomique, voire, plus radicalement, un méca- nisme de synthèse totalement différent.

C'est au début des années soixante que se dessine cette seconde possibilité : 3 laboratoires 2 japonais et 1 norvégien font alors part d'un curieux résultat. Les équipes de Kiyoshi Kurahashi, Shohei Otani et Soren Laland travaillent sur la biosynthèse d'un antibiotique peptidique, la gramicidine S. Elles observent qu'une fois traités avec une enzyme détruisant l'ARN, ou en présence d'une subs- tance abolissant toute synthèse ribosomique, les extraits cellulaires de la bactérie produisant la gramicidine S sont toujours capables de synthétiser cette dernière [1]. Conclusion : il existe bien un mécanisme de synthèse peptidique indépendant de l'ARN. Ces trois groupes découvrent ensuite chez la bactérie concernée de grandes enzymes dont la fonction leur demeure inconnue. Seraient-elles impliquées dans la synthèse de la gramicidine ?

Ces découvertes incitent le biochimiste Fritz Lipmann et ses collègues de l'université Rockfeller, à New York, spécialistes de la synthèse ribosomique, à s'intéresser au phénomène. Au départ incrédules, ils doivent bien se rendre à l'évidence : la gramicidine est indéniablement produite en l'absence d'ARN messagers et de ribosomes [2]. Ils isolent alors 2 des longues enzymes suspectées d'intervenir dans la formation de l'antibiotique et, poursuivant leurs investigations, montrent que ce sont bien elles qui orchestrent la fabrication du peptide. Ce type d'enzymes répond aujourd'hui au nom quelque peu compliqué de peptide synthétase non ribosomique ou NRPS Non-Ribosomal Peptide Synthetase, selon l'appellation anglo-saxonne.

Étonnamment, ces enzymes sont d'une longueur extrême. La cyclosporine synthétase est ainsi la plus longue chaîne polypeptidique naturelle connue à ce jour : elle est composée de plus de 15 000 acides aminés ! Et ce alors que le petit peptide cyclique qu'elle synthétise, la cyclosporine, n'est long que de 11 acides aminés... D'un point de vue purement quantitatif, cet investissement a toutes les apparences d'un gaspillage. Mais qualitativement, c'est loin d'être le cas. Car seule la synthèse non ribosomique permet à la cellule de s'affranchir des contraintes de sélection des acides aminés inhérentes à la synthèse ribosomique, et de produire des peptides aux particularités structurales sans égal. Or, ce sont ces particularités structurales qui, le plus souvent, confèrent leur singulière activité biologique aux antibiotiques et aux autres peptides produits par les peptides synthétases. Une activité qui, pour nombre de ces peptides, demeure une énigme lire « Quelle utilité pour la cellule ? », p. 58.

En revanche, le mode de synthèse de ces peptides est lui mieux connu, notamment grâce à l'amélioration des outils de biologie moléculaire. Certes, trente années se sont écoulées entre l'identification des premières NRPS par Lipmann et le premier séquençage du gène codant l'une de ces enzymes : c'est en 1988 que notre équipe a publié la séquence du gène codant une NRPS, en l'occurrence la tyrocidine synthétase [3]. Mais, au cours des années quatre-vingt-dix, les techniques de séquençage d'ADN, devenues plus performantes, moins chères et plus faciles à manipuler, ont permis la découverte de nombreux autres gènes codant des NRPS.

Production modulaire

Pour une NRPS donnée, ce sont plusieurs gènes qui sont impliqués, regroupés sur une portion donnée du génome. À l'image de ce cluster génétique, une protéine NRPS est, elle, composée de plusieurs modules 10 pour la plupart d'entre elles, mais parfois jusqu'à 22 [4]. Chacun est responsable de l'incorporation spécifique d'un acide aminé donné dans la chaîne peptidique en croissance. Il est sub- divisé en sous-unités également appelées domaines. Contrairement aux ribosomes, qui peuvent lire différents plans de construction les ARN messagers, une NRPS ne synthétise donc qu'une molécule bien définie. Elle joue à la fois le rôle de plan et d'ouvrière assembleuse, puis- que c'est la succession des différents modules et sous-unités qui détermine la composition du produit [fig. 2].

Dans un module de « base », ces sous-unités au nombre de 3 effectuent chacune l'une des étapes nécessaires à l'incorporation dans la chaîne peptidique de l'acide aminé concerné. La sous-unité « A » reconnaît l'acide aminé et lui fait subir une légère modification, nécessaire à sa fixa- tion par la sous-unité « T » ; dans la foulée, la sous- unité « C » le lie ensuite à l'acide aminé fixé au module voisin. Certains modules plus complexes comportent des sous-unités additionnelles qui catalysent des modifications supplémentaires du peptide par exemple des cyclisations ou des oxydations, lesquelles contribuent significativement à la diversité et à l'activité biologique des antibiotiques. La synthèse se termine lorsque le dernier module, appelé module de terminaison « Te », est atteint. La chaîne peptidique est alors détachée de l'enzyme, souvent et simultanément fermée en boucle, et parfois encore modifiée par des enzymes dites de « finition » : elle est alors prête à accomplir sa fonction [fig. 3]. La chaîne de production poursuit quant à elle son oeuvre tant que les acides aminés nécessaires sont disponibles. Le grand intérêt pharmaco-logique des NRPS a conduit les chercheurs à tenter de reproduire ces enzymes par des voies biotechnologiques dès le début des années quatre-vingt-dix. Leur architecture modulaire permettait en effet d'imaginer qu'il suffirait de modifier la distribution et la composition des modules ou des sous-unités pour obtenir des peptides nouveaux, possédant une activité biologique optimisée ou même totalement différente. Et le séquençage du premier gène de NRPS, en 1988, a ouvert la voie à des manipulations génétiques visant à échanger des modules entiers ou des sous-unités, à en insérer, ou encore à en enlever.

C'est en 1995 que nous avons publié le premier article faisant état de manipulations de ce type. Nous avons échangé chez une bactérie les séquences d'ADN correspondant à des modules entiers d'une enzyme NRPS. Cette manipulation a conduit à la synthèse d'une enzyme nouvelle, capable de produire des peptides inédits [5]. Malheureusement, les quantités de produit obtenues étaient insignifiantes. Et la plupart des différentes tentatives effectuées au cours des années suivantes par les quelques équipes travaillant sur le sujet se sont soldées, soit par un échec complet menant à des enzymes incapables de produire le moindre peptide, soit par des demi-succès avec des enzymes produisant des peptides en quantités très faibles.

Nous avons compris par la suite que ce déficit était surtout dû à notre méconnaissance des limites entre les modules ou les sous-unités. Ces limites, en effet, ne présentent pas de caractéristiques particulières au niveau de la séquence ADN d'une NRPS donnée. Aussi coupions-nous sans doute au mauvais endroit. Mais, progrès technique aidant, de nombreuses séquences de NRPS se sont retrouvées à disposition des chercheurs. Alors que chacune d'entre elles était individuellement « muette », leur comparaison s'est révélée fructueuse. Car, entre les zones très homologues dont nous savions qu'elles correspondaient aux sous-unités très semblables d'une NRPS à l'autre, nous avons repéré des régions où les homologies de séquence étaient moindres. Il s'agissait là, probablement, des fameuses zones de liaison entre sous-unités. Cette hypothèse a de facto été validée en 2000 : en coupant ces régions, nous avons en effet produit de petits systèmes de 2 ou 3 modules capables, in vitro, de synthétiser des quantités significatives de nouveaux peptides [6].

Modifications à la carte

La définition précise des frontières entre domaines nous a par ailleurs permis de progresser dans l'analyse de la structure tridimensionnelle des NRPS. Le problème auquel nous nous heurtions jusque-là était l'impossibilité de faire cristalliser l'enzyme, étape indispensable pour déterminer sa structure protéique par analyse des cristaux aux rayons X. La grande flexibilité des zones de liaison et la longueur extrême des NRPS entravaient en effet la cristallisation. En revanche, une fois connues les limites précises entre sous-unités, il est devenu possible de produire ces dernières séparément, puis de les cristalliser.

Les travaux réalisés tant par notre équipe que par celle de Christopher Walsh, à l'école de médecine de Harvard, ont abouti à la détermination de la structure tridimensionnelle des quatre principales sous-unités « A », « T », « C » et « Te ». Ces résultats nous ont en retour permis de progresser dans l'ingénierie des NRPS. En effet, connaître la structure tridimensionnelle de la sous-unité « A » celle qui reconnaît l'acide aminé à incorporer permet d'identifier avec précision la région impliquée dans cette reconnaissance de l'acide aminé ­ ce que ne permet pas la comparaison des séquences ADN en raison d'une forte homologie entre les différentes sous-unités « A ». Autrement dit, il devient alors possible de modifier la spécificité d'une sous-unité « A » donnée en mutant uniquement cette région de reconnaissance sans toucher au reste de la sous-unité, ce qui ne perturbe qu'au minimum la structure de l'ensemble. Expérimentée in vivo, cette technique s'est révélée efficace, puisqu'elle a donné naissance à des lignées bactériennes produisant les peptides espérés [7].

Nous arrivons donc aujourd'hui à réaliser un large spectre de modifications sur les NRPS, à condition que ces dernières appartiennent à un micro-organisme facilement manipulable génétiquement. C'est le cas, par exemple, de Bacillus subtilis ou de Streptomyces coelicolor. Malheureusement, tous les micro-organismes producteurs d'antibiotiques ne se prêtent pas à de telles manipulations génétiques. Comment contourner ce problème ? En transférant les clusters de gènes NRPS de ces organismes dans d'autres plus coopératifs. Il n'était pas a priori évident que ce type d'opérations réussisse, étant donné la taille des gènes codant nos enzymes multimodulaires. Néanmoins, cette entreprise a récemment été couronnée de succès. L'équipe de Bryan Julien, de Kosan Biosciences, aux États-Unis, a ainsi fait produire à Streptomyces coelicolor une substance au fort potentiel anticancéreux, l'épothilone, nomalement synthétisée par Sorangium cellulosum [8]. De notre côté, nous avons mis à profit Bacillus subtilis pour produire un antibiotique, la bacitracine, dont l'usine naturelle est Bacillus licheniformis [9].

Ainsi, après une décennie de recherches qui a vu l'accumulation de connaissances biochimiques fondamentales sur les NRPS, les premières applications semblent à portée de main. Certes, de nombreuses limites pour une production optimale et ciblée restent à surmonter. Mais, dans leur quête de nouveaux antibiotiques pour contourner les résistances bactériennes, l'industrie pharmaceutique et la recherche publique ne s'y trompent pas. En témoigne par exemple l'augmentation constante du nombre d'équipes travaillant sur le sujet. M. M., N. K. et U. L.

le contexte La découverte de la pénicilline, en 1928, puis sa production industrielle quinze ans plus tard, ont bouleversé le traitement des infections bactériennes. Tout le champ des antibiotiques prend alors son essor. Mais, depuis cette époque pionnière, l'usage généralisé de ces molécules a provoqué l'apparition de résistances. Résultat : il est aujourd'hui impératif d'améliorer les antibiotiques existants, et d'en fabriquer de nouveaux. Un objectif qui, pour peu que l'on aborde la question par la voie des biotechnologies, implique de bien connaître le mode naturel de synthèse de ces antibiotiques. Cette première étape a d'abord obligé les microbiologistes à remettre en question le dogme d'une voie unique de synthèse des chaînes d'acides aminés. Aujourd'hui, le fort potentiel innovant de cette seconde approche commence à porter ses fruits.
[1] S. Tomino et al., Biochemistry, 6, 2552, 1967.

[2] W. Gevers et al., PNAS, 60, 269, 1968.

[3] R. Weckermann et al., Nucleic Acids Res., 16, 11841, 1988.

[4] T. Stachelhaus et M.A. Marahiel, J. Biol. Chem., 270, 6163, 1995.

[5] T. Stachelhaus et al., Science, 269, 69, 1995.

[6] H.D. Mootz et al., PNAS, 97, 5848, 2000.

[7] K. Eppelmann et al., Biochemistry, 41, 9718, 2002.

[8] L. Tang et al., Science, 287, 640, 2000.

[9] K. Eppelmann et al., J. Biol. Chem., 11, 11, 2001.
EN TROIS DIMENSIONS
LA DÉNOMINATION « L » ou « D » d'un acide aminé qualifie la configuration des atomes entourant le carbone central « C ». Les ribosomes ne reconnaissent que la forme « L ».
FLEXIBILITÉ ET DIVERSITÉ
La synthÈse peptidique est classiquement effectuÉe dans et par les ribosomes, qui « lisent » les ARN messagers synthétisés à partir de l'ADN. Dans ce type de synthèse à gauche, l'ARN messager constitue le plan, et le ribosome l'ouvrier assembleur capable de lire n'importe quel plan. Toutefois, les acides aminés codés par ce plan sont peu nombreux : 20 seulement. A contrario, les enzymes responsables de la synthèse peptidique non ribosomique constituent à elles seules le plan et l'ouvrier à droite. Certes, chacune ne peut synthétiser qu'un seul et unique produit. Mais les acides aminés susceptibles d'être incorporés sont bien plus nombreux que les 20 classiques : à ce jour, on en a dénombré plus de 200 différents.
SUR LES PAS DE LA PÉNICILLINE
Le champignon Penicillium chrysogenum renferme unE peptide synthétase non ribosomique composée de trois modules en jaune, rouge et vert, constitués chacun de plusieurs sous-unités. C'est la sous-unité « A » de chaque module qui reconnaît sélectivement l'acide aminé propre à ce module, et la sous-unité T qui le fixe å. Les sous-unités « C » assurent ensuite la liaison entre acides aminés ç. La sous-unité E du troisième module change alors la conformation du troisième acide aminé qui, de « L », devient « D » é. Enfin, la sous-unité « TE » libère le peptide préfinal è, transformé en pénicilline après action d'une en- zyme indépendante qui y inclut un cycle ê.
QUELLE UTILITÉ POUR LA CELLULE ?
Nombre de spéculations ont été avancées relativement à la fonction des peptides synthétisés par les enzymes NRPS. En quoi sont-ils utiles à la cellule ? À ce jour, une seule classe d'entre eux s'est vu attribuer une fonction définie. Ce sont les sidérophores. Ces molécules sont sécrétées par les bactéries lorsque ces dernières sont dans un environnement pauvre en fer libre par exemple lorsqu'elles infectent des vertébrés, chez lesquels le fer est en grande partie lié à des macromolécules. Les sidérophores entrent alors en compétition avec ces macromolécules pour fixer le fer, et sont ensuite réabsorbés par les bactéries avec leur précieux chargement, indispensable au développement du micro-organisme [1]. Quant aux autres peptides non ribosomiques, les hypothèses foisonnent [2]. Certains pensent qu'il s'agit de molécules « signal » impliquées dans une sorte de communication entre micro-organismes. D'autres proposent qu'ils constituent des armes susceptibles de procurer un avantage face à d'autres micro-organismes en cas de compétition pour les ressources nutritives. C'est cette dernière fonction qui est en général attribuée aux antibiotiques.

[1] J.H. Crosa et C.T. Walsh, Microbiol. Mol. Biol. Rev., 66, 223, 2002. [2] M.A. Marahiel et H. von Döhren, « A survey of possible functions of peptide antibiotics in the producer organism », dans Peptide Antibiotics. Biosynthesis and Functions, H. Kleinkauf et H. von Döhren dir., Walter de Gruyter, Berlin, 1982.
SAVOIR
Dossier « Antibiotiques : la résistance des bactéries », La Recherche, no 314, novembre 1998.

G.L. Patrick, « Les substances antibactériennes », dans Chimie pharmaceutique, éditions De Boeck, 2003.

C. Walsh, Antibiotics. Actions, Origins, Resistance, ASM Press, Washington DC, 2003.

 

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Le darwinisme évolue aussi ...

 

Biologie  Le darwinisme évolue aussi
Eva Jablonka dans mensuel 396


La biologie de l'évolution est en pleine transformation. Tout en respectant les fondements énoncés par Darwin, la théorie prend des directions inédites, à la pointe des recherches actuelles.
Contrairement à ce qu'affirment les créationnistes partisans du dessein intelligent, la biologie de l'évolution ne repose pas sur des dogmes figés. C'est une science qui sait se remettre en question. Ainsi, depuis quelques années, de plus en plus de biologistes proposent de remplacer le paradigme qui a dominé la théorie de l'évolution dans la seconde moitié du XXe siècle, la « théorie synthétique de l'évolution », par ce que j'appellerai, en accord avec ma collègue Marion J. Lamb, un « nouveau darwinisme ».

La théorie synthétique a été élaborée dans les années 1940, notamment par Theodosius Dobzhansky et Ernst Mayr. Elle réalise, comme son nom l'indique, une synthèse, mariant la théorie darwinienne de l'évolution avec la génétique de l'époque. Ses deux piliers principaux sont le gène et le hasard : les variations héréditaires, matière première sur laquelle s'exerce la sélection naturelle, sont exclusivement fondées sur des variations des gènes. En outre, celles-ci apparaissent totalement au hasard, sans relation avec les fonctions biologiques dans lesquelles elles pourraient être impliquées.

Une cascade de pourquoi
Quand j'ai commencé à étudier la biologie de l'évolution dans les années 1970, en bonne darwiniste, j'adhérais à cette théorie. Toutefois, en tout aussi bonne darwiniste, je ne pouvais pas me départir d'un doute. Pourquoi l'unique mécanisme de l'évolution qui échappait à la main invisible et inlassable de la sélection naturelle était-il justement celui qui engendrait les variations héréditaires ? Pourquoi celles-ci apparaissaient-elles entièrement au hasard ? La sélection naturelle aurait modelé l'oeil de l'aigle, le cerveau humain et le code génétique, mais n'aurait produit aucun mécanisme augmentant l'apparition de variations héritables dans des circonstances où c'était l'intérêt des organismes ; ni aucun mécanisme qui oriente ces variations dans une direction favorable à la survie et à la perpétuation des organismes. Pour moi, cela n'avait pas de sens.

Je n'étais pas la seule à avoir de tels doutes, et dans les années 1980 et 1990, de nombreux travaux sont venus les étayer. Ainsi, lors de la conférence qu'elle prononça en 1983, à l'occasion de la réception du prix Nobel de physiologie et de médecine, l'Américaine Barbara McClintock résuma son point de vue sur le sujet [1] . Elle rappela en particulier que des plants de maïs soumis à des conditions de stress, irradiation, attaque par des pathogènes ou des parasites, subissent plus de mutations que des plants non stressés. De la même façon, lorsque l'on affame des bactéries, la fréquence de mutation augmente.

Des paris génétiques intelligents
Dans ces deux exemples, davantage de mutations sont produites dans des circonstances où l'on peut penser que certains individus mutants auraient plus de chances de survivre et de se reproduire. Mais cette augmentation de la fréquence de mutation est-elle vraiment une adaptation à des conditions de vie plus difficiles, ou seulement la réaction normale d'un système biologique sur le point de s'effondrer ?

Les travaux récents d'un groupe de biologistes français laissent penser que la première hypothèse est la bonne : la sélection naturelle interviendrait dans la détermination des fréquences de mutation des bactéries [2] . Ils ont découvert en effet que des populations naturelles de bactéries diffèrent par leurs fréquences de mutation induites dans des conditions de stress. En outre, plus les conditions écologiques dans lesquelles vivent naturellement ces bactéries sont difficiles, plus grande est la fréquence de mutation. Cette découverte, appuyée sur la compréhension des mécanismes moléculaires sous-jacents et sur des simulations informatiques, suggère que la capacité à muter serait une adaptation modelée par la sélection naturelle.

Comme l'a écrit la biologiste américaine Lynn Caporale, « le hasard favorise le génome préparé » [3] . En l'occurrence, le génome a été « préparé » par la sélection naturelle, qui a conduit à des mécanismes engendrant des mutations dans des circonstances où elles ont des chances d'être avantageuses. En d'autres termes, la sélection a fait émerger la capacité de faire des paris génétiques intelligents !

Transmission entre cellules
Depuis vingt-cinq ans, d'autres travaux au niveau cellulaire ont aussi considérablement éclairci les mécanismes de ce que le généticien britannique Robin Holliday a nommé dans les années 1980 l'« hérédité épigénétique * ». Il s'agit de la transmission entre cellule parente et cellule fille de caractéristiques qui ne dépendent pas de différences dans les séquences d'ADN, par exemple le profil d'expression des gènes lesquels sont actifs ou inactifs dans un type de cellules donné. L'hérédité épigénétique est ainsi responsable du fait que, lorsque l'une de nos cellules hépatiques se divise, elle produit d'autres cellules hépatiques, et lorsque l'une de nos cellules épidermiques se divise, elle produit d'autres cellules épidermiques, bien que toutes nos cellules, hépatiques, épidermiques ou autres, aient toutes le même ADN.

Les mécanismes épigénétiques les mieux connus sont ceux qui assurent la transmission des profils d'expression des gènes, même lorsque les stimuli qui ont mis en place ces derniers ont disparu depuis longtemps. Leur fondement biochimique est essentiellement la liaison avec l'ADN de molécules et de groupements chimiques particuliers, liaisons maintenues et dupliquées pendant la division cellulaire.

Étonnamment, chez des organismes pluricellulaires, des variations épigénétiques sont parfois transmises par les cellules sexuelles, qui forment la génération suivante. La conséquence de l'héritabilité épigénétique est donc que des cellules ou des organismes qui ont des ADN identiques et qui vivent dans des conditions semblables peuvent néanmoins avoir des phénotypes * héritables différents. Leurs différences résultent de différences dans l'histoire du développement de leurs ancêtres.

La forme d'une fleur
Cette découverte contredit les exclusivités des gènes et du hasard défendues par la théorie synthétique. Par définition, les variations épigénétiques héritables ne résultent pas de modification de l'ADN. Et des preuves expérimentales montrent qu'elles sont, selon les cas, les conséquences du hasard ou de stimuli bien identifiés.

L'un des exemples les plus fascinants de variation épigénétique héritable concerne la forme d'une fleur. Il y a deux siècles et demi, le botaniste suédois Carl Linné décrivit une variante stable de la linaire commune Linaria vulgaris. La structure de la fleur était si différente de celle de la linaire ordinaire qu'il la classa comme une nouvelle espèce, Peloria, utilisant le mot grec qui signifie « monstre ».

Un gène inactivé
Au XXe siècle, les généticiens pensèrent naturellement qu'une mutation génétique était responsable de la forme de Peloria. Toutefois, lorsque Enrico Coen et ses collègues du centre John Innes, à Norwich, en Angleterre, ont comparé les séquences d'ADN de la linaire vulgaire et de Peloria, ils n'ont trouvé aucune différence. En revanche, un gène très important est inactivé chez Peloria, et cette inactivation est héréditaire [4] . La Peloria de Linné n'était donc ni une nouvelle espèce ni le résultat d'une mutation : elle tirait son origine d'une modification épigénétique héritable, une « épimutation ». Nous ne savons pas quel événement a déclenché cette épimutation, hasard ou réponse à un stimulus particulier, tel qu'un stress local durable. Mais nous constatons que la transmission de génération en génération ne requiert pas la répétition de cet événement.

Des exemples d'héritabilité épigénétique ont aussi été trouvés chez des mammifères. Ainsi, Emma Whitelaw et ses collègues de l'université de Sydney ont étudié, chez la souris, un gène connu sous le nom d'agouti, impliqué dans la coloration du pelage [5] . Plus précisément, ils se sont intéressés à l'une des variantes de ce gène, associée à une coloration jaune : le pelage des souris qui portent cette variante peut être plus ou moins jaune. Cette coloration est transmise par les femelles à leurs petits. Toutefois, les différences d'intensité du jaune selon les lignées ne résultent pas de différences dans l'ADN lui-même, mais de différences dans des groupements chimiques attachés à l'ADN et qui modifient son activité : c'est une épimutation.

Mieux encore, la couleur du pelage est modifiable par l'alimentation de la mère. Si des femelles jaunes gravides sont nourries avec des aliments riches en groupements méthyl * , leurs petits sont moins jaunes plus « gris souris », et ce trait est transmis à leur descendance. En d'autres termes, des conditions environnementales produisent des changements héritables de l'état épigénétique, qui sont transmis aux générations suivantes. Le point important à retenir à propos de ces découvertes, pour la biologie de l'évolution, est que les conditions environnementales n'interviennent pas seulement dans la sélection des variations : elles peuvent aussi les produire.

Le rôle de l'apprentissage
Jusqu'ici, nous sommes restés au niveau cellulaire, seul pertinent si l'on ne considère que les variations physiologiques. Toutefois, pour ce qui concerne les comportements, la transmission entre générations s'opère aussi, plus directement, à travers l'apprentissage. Nous disposons aujourd'hui, grâce aux observations éthologiques, de nombreux exemples d'apprentissage social. Ainsi, les dialectes des oiseaux et des baleines sont transmis de génération en génération, plus ou moins de la même façon que le langage humain. On a aussi confirmé l'existence de traditions dans des groupes d'animaux, tels que les chimpanzés. Dans neuf populations est-africaines de chimpanzés, trente-neuf phénotypes comportementaux différents ont ainsi été identifiés, dont on pense qu'ils sont transmis par des interactions sociales [6] . Certains groupes ouvrent des noix avec une pierre, d'autres pêchent des termites avec une baguette, d'autres encore se touchent les mains d'une façon très particulière.

Traditions sociales
Les nombreux exemples analogues d'apprentissage social et de traditions de groupes laissent penser que beaucoup de

différences dans les phénotypes comportementaux sont culturelles, transmises par apprentissage social plutôt que par des différences génétiques. Cela a plusieurs conséquences pour la théorie de l'évolution. Contrairement aux gènes, qui ne sont transmis qu'aux descendants, les comportements appris peuvent être transmis à des individus non apparentés. En outre, les nouvelles variations ne sont pas produites au hasard, et pendant leur transmission les comportements appris sont reconstruits et adaptés aux conditions en vigueur. L'environnement a donc un effet important à la fois sur l'origine et sur la transmission de ces variations comportementales, et donc sur la vitesse et la direction de l'évolution comportementale. De plus, comme les traditions sociales forment un aspect important de l'environnement sélectif dans lequel vivent les membres d'un groupe social, elles doivent aussi affecter l'évolution biologique [7] .

En ce qui concerne les sociétés humaines, personne ne doute de la réalité ni de l'importance de la transmission culturelle, ni de l'importance du langage et d'autres formes de communication symbolique dans notre évolution. Nos nombreuses langues sont des produits évidents de l'évolution culturelle, et l'abondante littérature ethnologique et anthropologique témoigne de la richesse et de la diversité des cultures qui se sont développées. Il y a, à l'évidence, une dimension historique non génétique de l'évolution culturelle humaine, qui doit avoir interagi avec l'évolution génétique. Par exemple, l'interaction évolutive entre les systèmes génétiques et culturels est probablement responsable de notre capacité à acquérir et à utiliser le langage si vite et si facilement quand nous sommes enfants [8].

Le nouveau darwinisme, qui prend en compte toutes ces dimensions, élargit donc la perspective dessinée par la théorie synthétique. D'abord, l'évolution ne repose pas exclusivement sur la sélection de variations génétiques : des variations épigénétiques, comportementales ou transmises par des symboles interviennent aussi. Ainsi, la définition donnée par Dobzhansky : « L'évolution est le changement dans la composition génétique des populations », est remplacée par : « L'évolution est l'ensemble des mécanismes conduisant à des changements au cours du temps dans la nature et dans la fréquence

de types héritables dans une population. » Et ici, « types » ne signifie pas seulement « génotypes * ». L'importance relative des différents types de variations dépend du groupe étudié, du trait analysé et de l'échelle de temps choisie.

Ensuite, le nouveau darwinisme affirme que l'apparition de variations héritables n'est pas régie seulement par le hasard : certaines de ces variations sont des réponses à des processus qui se produisent pendant le développement notamment un changement dans l'activité d'un gène ou l'apprentissage. Le nouveau darwinisme soutient enfin que la sélection ne s'exerce pas seulement sur les gènes, mais aussi sur toute entité qui se reproduit et qui développe des traits variables héritables : cellules, individus et groupes d'individus lire « L'unité de sélection », p. 48.

Un changement évolutif rapide
Toutes les conséquences de ce nouveau cadre théorique n'ont pas encore été explorées en détail. Il faudra réviser par exemple l'interprétation de processus évolutifs tels que la formation de nouvelles espèces et l'évolution des organismes multicellulaires. Le fait que des changements héritables induits puissent se produire à plusieurs reprises et concerner de nombreux individus simultanément pourrait aussi

signifier que le changement évolutif est bien plus rapide que ce que l'on considère généralement.

Bien entendu, ce nouveau darwinisme, duquel

pourraient se réclamer aussi Carl Schlichting, de l'université du Connecticut, Massimo Pigliucci, de l'université de Stony Brook, ou Patrick Bateson, de l'université de Cambridge, pour n'en citer que quelques-uns, n'est pas accepté sans d'âpres discussions entre biologistes de l'évolution. Les conséquences évolutives que j'ai esquissées sont examinées de près et sans concessions, comme c'est normal. Et je n'ai aucun doute qu'à mesure que de nouvelles données seront accumulées ce nouveau darwinisme laissera lui-même la place à d'autres formulations théoriques. Le darwinisme n'a pas fini d'évoluer.

En deux mots

Pendant

la seconde moitié du XXe siècle, la biologie évolutionniste a été dominée par la « théorie synthétique

de l'évolution ».

Les gènes

y ont une place prépondérante : supports exclusifs des informations transmises

d'une génération à l'autre, c'est aussi sur eux que s'exerce la sélection naturelle.

Les biologistes reconnaissent aujourd'hui qu'il faut aller

au-delà. D'autres mécanismes que la génétique permettent de coder des informations héritables.
[1] http://nobelprize.org/medicine/laureates/1983/mcclintock-lecture.pdf

[2] I. Bjedov et al., Science, 300, 1404, 2003.

[3] Annals of the New York Academy of Sciences, 870, édité par L.H. Caporale, 1999.

[4] P. Cubas et al., Nature, 401, 157, 1999.

[5] H.D. Morgan et al., Nature Genetics, 23, 314, 1999.

[6] A. Whiten et al., Behaviour, 138, 1481, 2001.

[7] Kevin N. Laland et Isabelle Coolen, « La culture, autre moteur de l'évolution », La Recherche, juillet 2004, p. 52.

[8] D. Dor et E. Jablonka, Selection, 1, 33, 2000.

 


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GÉNÉTIQUE

 


Un gène n'est-il qu'un simple segment d'ADN ?


qu'est-ce qu'un gène ? - par Ting Wu et Jim Morris dans mensuel n°348 daté décembre 2001 à la page 57 (2823 mots)
Comme tous les termes scientifiques, « gène », « génétique » et « épigénétique » ont une histoire, trop souvent méconnue par les acteurs contemporains. Pour en dérouler le récit, deux généticiens se livrent à un exercice original de science et de fiction : un correspondant de 1910 les met au défi d'expliquer pourquoi la signification de ces mots a tant dérivé au cours du XXe siècle !

Messieurs,

Décidément, cette nouvelle science, la « génétique », a progressé d'une façon surprenante ! Toutes les énigmes qui alimentaient les grands débats sur l'hérédité semblent résolues, et leurs solutions sont d'une élégance à peine croyable. Comment imaginer que, dans un temps si proche du mien, les théories d'Hippocrate et de Darwin sur la pangenèse aient évolué jusqu'à nous doter de cette formidable capacité : modifier la nature même du matériel héréditaire de telle sorte que les espèces puissent se mélanger ! Je ne m'y attarderai pas davantage, mais je vous invite à imaginer mon respect.

Mon état présent, cependant, n'est pas uniquement teinté de respect. Il s'y mêle aussi un certain désarroi : des mots que je croyais connaître, ou qui venaient à peine de recevoir une définition solide, me paraissent étrangers lorsqu'il m'arrive de découvrir leur usage dans les écrits de votre temps. Jusqu'aux termes mêmes de « gène » et de « génétique », qui, à la suite de discussions d'ailleurs fort animées, n'ont vu le jour que récemment : ils semblent à votre époque bénéficier de significations très différentes bien que, ici ou là, je sois encore capable de trouver des références à leur sens initial. Ces mots seraient-ils toujours sujets à débat, près d'un siècle après leur invention ? Je vous demanderai s'il en est ainsi tout spécialement à propos de trois d'entre eux.

Commencerai-je par « gène » ? Est-il vrai que le gène puisse être défini, complètement et de façon satisfaisante, par une seule entité chimique, l'acide désoxyribonucléique, ou ADN ? [...] S'il est à mes yeux délicieux, voire très inattendu, d'apprendre à quel point ce mot est communément utilisé même dans les cours de récréation !, n'y a-t-il aucun doute sur le fait que le « gène » reçoive une définition aussi simple ? Comme vous le savez, le terme a été proposé il y a un an par Wilhelm Johannsen. Or, celui-ci ne l'emploie pas du tout pour désigner une quelconque substance chimique. De fait, Johannsen considère avant tout le « gène » du point de vue de ses conséquences en matière d'hérédité. Et il recommande même de s'abstenir de lui imposer des limites physiques ou théoriques. Connaissez-vous la citation de Johannsen que j'ai recopiée pour vous voir l'encadré : « La naissance du mot "gène" » ? Avec un peu d'hésitation, je vous demanderai donc à nouveau si le « gène » de Johannsen est le même que celui que vous décrivez comme une molécule d'ADN ?

Ma seconde question concerne le mot « génétique » lui-même. Je le vois assez fréquemment mentionné en référence directe, quasi exclusive, aux gènes : parfois comme « l'étude des gènes », et même à l'occasion comme issu du mot « gène » cette dernière affirmation étant une erreur manifeste. Assurément, ces simplifications sont indéfendables. Puisque la « génétique » paraît si intimement liée aux « gènes », et que les gènes sont le plus souvent considérés en termes d'ADN, dois-je comprendre que les généticiens se satisfont d'ancrer si profondément la définition de la « génétique » dans le seul ADN ? Ici, je ne peux pas dissimuler mon désarroi derrière l'ignorance des événements à venir. La génétique est d'abord l'étude de l'hérédité et de la variation ! Vous n'ignorez sans doute pas que le mot a été forgé, il y a cinq ans à peine, par William Bateson. Invité à fournir un titre pour une chaire professorale dédiée à l'étude de l'hérédité, il écrivit les propos suivants au professeur Adam Sedgwick : « S i le fonds Quick devait servir à financer une chaire liée à l'étude de l'Hérédité et de la Variation, la meilleure appellation serait, je pense, "la chaire Quick d'étude de l'Hérédité". Aucun mot simple d'usage courant ne véhicule cette signification. Mais un tel mot est ardemment souhaitable, et si l'on voulait en forger un, "génétique" pourrait faire l'affaire » . L'hérédité et la variation sont des processus d'une infinie complexité et j'ai l'audace de prédire que, même à votre époque, il ne sera pas possible de les réduire à des substances chimiques ou à des entités isolées.

Enfin, j'en arrive au mot « épigénétique ». Avec lui vient immédiatement à l'esprit le processus d'épigenèse. Comme l'a exposé Casper Friedrich Wolff, il y a un siècle et demi, et longtemps avant lui William Harvey, l'épigenèse se rapporte à ces oeuvres mystérieuses de la Nature qui permettent à une structure de se former de novo à partir d'une masse dépourvue de structure en apparence, celle résultant de l'union d'un oeuf et d'un spermatozoïde. Imaginez donc ma surprise en apprenant que « l'épigénétique » devra en finale être comprise comme l'étude des modifications qui, dans les fonctions des gènes, peuvent être héritées mais n'entraînent pas un changement dans la séquence d'ADN. Je suis surpris que les deux définitions aient si peu de points communs et, là aussi, mon parcours de lecture me conduit à l'ADN chimique. Quelle fut la progression logique de la définition originale à la nouvelle ? Mais, davantage encore, cette définition me plonge dans la perplexité. Si quelque chose d' autre que l'ADN peut être modifié et, de façon importante, produire des conséquences susceptibles d'être héritées, pourquoi vos collègues définissent-ils le gène uniquement à l'aide de son composant d'ADN ? Plus précisément, le gène, quand il est décrit par ses composants chimiques une position que, je vous le rappelle, Johannsen désapprouverait certainement !, ne devrait-il pas être défini par tous ses composants, plutôt que par une seule partie de ce qui rend compte de son rôle dans la transmission des caractères ? Comme vous le voyez, avec cette dernière question, j'en reviens à mon interrogation initiale : qu'est-ce que le gène ?

Très respectueusement vôtre,

M. Bacon, voyageur, 9 janvier 1910.

Cher M. Bacon,

[...] Votre lettre se concentre sur trois mots. Pour chacun d'entre eux, vos questions tournent autour de l'attention, en apparence irrésistible, que nous portons à l'ADN, et plus généralement, à la nature physique et chimique de ces « choses » qui font l'hérédité. Votre perception est juste. A partir de votre époque, le désir d'identifier et de purifier les molécules responsables de l'hérédité ne cessera de s'intensifier et aura pour conséquence d'installer fermement l'ADN sous les projecteurs. L'histoire des faits qui se sont déroulés permettra, nous l'espérons, de répondre à certaines de vos questions. [...]

Votre époque est remarquable. Vous êtes le témoin de débats sur la validité de théories d'une immense importance : la théorie darwinienne de la sélection naturelle, la théorie chromosomique d'August Weissman, la théorie des mutations de Hugo de Vries, les théories anciennes de la pangenèse et de l'épigenèse la théorie de la préformation s'était effondrée beaucoup plus tôt, ou, plus récemment, la théorie mendélienne de l'hérédité et la théorie chromosomique due à Theodor Boveri et Walter Sutton. Nous centrerons notre discussion sur ces deux dernières.

A l'époque où vous nous écrivez, William Bateson est le plus franc promoteur de Gregor Mendel, mais il s'avère aussi être un opposant inflexible de la théorie chromosomique ; quant à Thomas Hunt Morgan, il fait preuve d'un profond scepticisme à l'égard de l'une et l'autre. Les arguments de Morgan sont les suivants : la relation mendélienne simple entre les caractères récessifs et dominants ne peut pas expliquer les innombrables variations dans la manifestation de certains traits ; le nombre de chromosomes présents dans le noyau est beaucoup plus petit qu'on doit l'imaginer si chacun représente un simple caractère mendélien : et si un seul chromosome représente en fait de multiples caractères, alors les taux de liaisons entre caractères sont bien moins nombreux que prévu. Mais une idée encore plus dérangeante pour Morgan et Bateson consiste à penser que l'hérédité se réduit à une entité matérielle : il est tout simplement inconcevable qu'une telle entité puisse engendrer les complexités de l'hérédité et du développement. En dépit des études cytologiques de Nettie M. StevensI et Edmund B. Wilson révélant un lien entre le sexe et les chromosomes X et Y, Morgan demande des preuves supplémentaires et Bateson est incrédule : comment les chromosomes, si peu dynamiques, pourraient-ils produire les événements miraculeux du développement ? En résumé, de là où vous êtes, Morgan et Bateson hésitent devant une théorie moléculaire de l'hérédité.

Vous serez donc probablement stupéfié d'apprendre que, dans les cinq années suivant votre lettre, Morgan deviendra le principal promoteur des deux théories, mendélienne et chromosomique ! En juillet de votre année, Morgan s'apprêtera à publier sa propre découverte : le chromosome X de la drosophile est associé à un trait la couleur des yeux qui n'est pas celui du sexe. Une année plus tard, Morgan affirmera que le chromosome X est aussi associé à des traits concernant la pigmentation du corps et la structure des ailes. Ces découvertes montreront qu'il est irraisonnable de considérer le chromosome X comme une structure « guidant » simplement le dimorphisme sexuel et forceront Morgan à admettre que la base de l'hérédité puisse bien être associée, de façon intime, à une structure physique. En 1911, Morgan écrira donc : « C e qui est de la plus haute importance, c'est la découverte que le chromosome X ne contient pas seulement l'un des facteurs essentiels de la détermination du sexe, mais aussi tous les autres caractères qui sont liés au sexe dans l'hérédité 1 . »

Dans ce remarquable article de 1911, Morgan discutera plusieurs autres observations fondamentales : les bases de la liaison entre traits, la théorie de la recombinaison entre gènes sur un seul chromosome, la possibilité qu'un seul gène puisse influencer davantage qu'un caractère et, enfin, la nature des mutations génétiques ! Ces observations vont convaincre Morgan que non seulement la théorie chromosomique est correcte, mais aussi que Mendel avait vu juste. Mais il y a encore plus important pour notre discussion : l'acceptation complète des deux théories, mendélienne et chromosomique, conduira Morgan à accepter la nature physique du gène. Voici ce qu'il écrira : « L a ségrégation, le point clé de tous les phénomènes mendéliens, doit se manifester dans la séparation, durant la maturation de l'oeuf et du sperme, des corps matériels substances chimiques [les parenthèses sont de Morgan] contenues dans les chromosomes » 2 .

Dès 1915, Morgan, Alfred H. Sturtevant, Hermann J. Muller et Calvin B. Bridges publieront leur traité de référence, Le mécanisme de l'hérédité mendélienne , puis, en 1917, Morgan défendra son point de vue avec élégance dans « La théorie du gène », un article publié dans The American Naturalist . Il écrira : « J usqu'ici, j'ai parlé du facteur génétique comme d'une unité dans le plasma germinatif dont la présence est déduite du caractère lui-même. Pourquoi, peut-on se demander, n'est-il pas plus simple de traiter des caractères eux-mêmes, comme le fit Mendel, plutôt que d'introduire une entité imaginaire, le gène ? Il y a plusieurs raisons pour lesquelles nous avons besoin d'une conception du gène 3 . » A ce point de son exposé, Morgan dresse une liste de ces raisons pertinentes et contraignantes, et il conclut : « T outes ces preuves ont joué un rôle pour nous persuader que les gènes postulés pour l'hérédité mendélienne ont une base réelle et sont localisés sur les chromosomes 4 . » Ainsi s'ouvrira une nouvelle phase de la génétique, où l'on abandonnera progressivement les discussions sur l'existence des gènes, dans lesquelles les gènes étaient définis par leurs conséquences sur les traits, pour se concentrer principalement sur la détermination de la nature physico-chimique du gène, un effort qui se focalisera vite sur l'acide nucléique, l'ADN. [...]

Oui, c'est vrai. L'ADN dont vous avez tant entendu parler est une simple substance chimique. Nous comprenons que, à votre époque, on préfère penser que les protéines sont le support matériel de l'hérédité : leur variabilité sans limites, dans leur forme et leur composition, semble si bien s'accorder avec la complexité des traits hérités. Cependant, le courant s'inversera, lentement à vrai dire. En 1928, Frederick Griffith découvrira qu'une version non pathogène de la bactérie pneumococcus peut se transformer en une redoutable version pathogène par une simple exposition à une préparation d'une souche pathogène, pourtant préalablement tuée par chauffage. Cette observation démontrera que le matériel génétique susceptible de conférer un caractère pathogène réside dans une substance inanimée qui, de plus, peut se déplacer d'un organisme à un autre ! Persuadés que l'identité du matériel transformé révélera la nature chimique du gène, Oswald T. Avery, Colin MacLeod et Maclyn J. McCarty démarreront des recherches qui les conduiront à annoncer en 1944, au plus grand étonnement de leurs collègues, que le matériel de transformation n'est certainement pas de nature protéique, mais de l'ADN.

Cette nouvelle sera accueillie avec un grand scepticisme. Mais les années ultérieures verront le développement de technologies révolutionnaires et une accélération dans la course à la détermination de la véritable nature chimique du gène. En 1952, Alfred Hershey et Martha Chase publieront des données suggérant fortement que l'ADN est la substance chimique infectieuse d'un bactériophage, c'est-à-dire d'un virus attaquant les bactéries. Pour la plupart des scientifiques et des historiens, cette expérience définit sans ambiguïté la nature du gène. C'est de l'ADN. [...]

Nous espérons que ce résumé malhabile de quelque quatre-vingt-dix ans de recherches entre nos époques respectives permet d'expliquer pourquoi nous nous soucions tant de l'ADN. En résumé, l'acceptation des théories mendélienne et chromosomique de l'hérédité et leur promotion par Morgan et ses collègues établiront l'idée que le gène est une particule. Une fois que ce concept est accepté, de grands efforts seront réalisés pour identifier la nature chimique du gène ; quand cette tâche sera accomplie, le gène et avec lui toute la génétique en viendra à être défini en termes de substance chimique, l'ADN. Et, vous, pensez-vous que cette position soit correcte ? [...]

Très sincèrement vôtre,

C.-T. Wu et J. Morris, 13 octobre 2000

Chers C.-T. Wu et J. Morris,

Votre lettre est arrivée par le courrier de ce matin et, depuis, elle n'a quitté ni ma main ni mon esprit. [...] Vous êtes trop aimables pour me demander mon opinion. De quelle utilité pourrait-elle être ? Cependant, comme vous avez été plus que généreux dans vos pensées, j'y consens : il n'y a aucune autre manière, je le crains, de vous retourner la faveur dont vous avez fait preuve à mon égard. Donc, avec tout le respect dû aux années qui nous séparent, et en requérant d'avance votre tolérance, je m'aventure avec ce qui suit.

Premièrement, je suis tout à fait surpris que l'étude des bactéries et de leurs virus ait réussi à convaincre si efficacement la communauté quant à la nature chimique du gène. N'y aura-t-il aucune exigence de preuves impliquant une diversité d'organismes ? Mon bureau croule sous des notes concernant des plantes à fleur, Piseum, Hieracium et autres, les volailles, lapins et papillons de Bateson, les cochons d'Inde de Castle, les oursins de Boveri, les scarabées, la mouche, le serpent ou l'étoile de mer. Qu'adviendra-t-il de l'étude de tous ces organismes ? Suffira-t-il de quelques décennies pour démontrer que les bactéries de van Leeuwenhoek, aussi bien que leurs tout petits parasites, sont des représentants, vrais et valides, de nous tous ?

Mais, de façon plus importante, vous désirez savoir si je pense que la définition des « gènes », et même de toute la « génétique », en termes d'acide nucléique ADN est correcte, si je pense que l'histoire à venir rendra justice à la génétique. Je vous prie de m'excuser, mais je répondrai sans réserve : non ! Les événements à venir font certes grande impression sur moi, et j'entrevois que, bientôt, je me réconcilierai avec la théorie moléculaire ; cependant je continuerai à penser que toute l'hérédité ne peut pas reposer uniquement aux pieds de quatre bases azotées. Souvenez-vous seulement de ma requête, dans ma lettre initiale, à propos de la définition du mot « épigénétique ». Votre emploi de ce mot implique que des substances autres que l'ADN affectent l'hérédité, et donc, j'insiste à nouveau, pourquoi ces substances sont-elles si profondément ignorées par vos chimistes ? Quelles sont ces autres substances ? Tout se passe comme si, après la découverte d'une nouvelle fleur, nous choisissions d'abord de célébrer sa couleur et que, plus tard, on ne l'identifie et la définisse communément que par sa couleur. Qui ne criera pas à la tricherie si, plus tard, cette fleur se trouve avoir un parfum capiteux mais, la fleur ayant été d'abord décrite par sa couleur, son parfum ne pouvait pas ensuite être considéré comme l'un de ses traits constitutifs ? S'il y a des éléments qui, outre l'ADN, sont responsables de la transmission d'un trait, je vous exhorte à ce qu'ils prennent place au centre de la théorie moléculaire du gène.

Mais j'ai été trop loin, et je crains maintenant vos reproches. Si seulement l'abominable temps anglais m'avait autorisé à faire mon habituelle promenade cet après-midi, je n'aurais pas eu le temps de radoter ainsi !

Respectueusement,

M. Bacon, 3 février 1910

Par Ting Wu et Jim Morris

 

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GENÈSE ET ACTUALITÉ DE LA THÉORIE DE L' ÉVOLUTION

 


Genèse et actualité de la théorie de l'évolution


special : l'histoire de la vie - dans mensuel n°296 daté mars 1997 à la page 18 (5490 mots)
L'idée que le monde vivant a une histoire a émergé au XVIIIe siècle, avec Buffon, puis Lamarck. L'idée de la sélection naturelle comme moteur du changement remonte à Darwin et à Wallace. Elle s'est imposée non sans mal, intégrant au passage la découverte des gènes Mendel, puis celle du code génétique... La théorie moderne de l'évolution a ses problèmes et ses limites, mais sa cohérence est profonde.

André Langaney : L'histoire de la vie et l'évolution des espèces vous tiennent à coeur. Si je dis « histoire de la vie », c'est parce qu'en dehors du monde de la biologie que nous pratiquons on voit parfois s'exprimer des doutes ou des refus de l'évolution. C'est pourtant la théorie unificatrice de la biologie et je ne connais pas de théorie scientifique qui puisse la remplacer. Pour comprendre les réticences du public, il faut comparer l'évolution et les théories d'autres disciplines, en physique par exemple. Pourquoi est-elle moins bien acceptée ?

François Jacob : Les théories de la physique sont des théories compliquées que les profanes suivent mal parce qu'il est très difficile d'en traduire les raisonnements mathématiques en mots de tous les jours. Et néanmoins les gens les acceptent. La théorie de l'évolution est beaucoup plus simple à comprendre. Si bien que les gens croient l'avoir comprise alors que bien des éléments leur échappent ! C'est une théorie qui, comme la relativité, heurte notre intuition. Notre cerveau a été sélectionné sur des centaines de millions d'années. Il est adapté à la vie courante, à des niveaux moyens de taille, d'espace, de temps, qui ont permis à nos ancêtres de vivre, de sortir de la forêt et de se promener dans la savane. Certains concepts de la théorie de l'évolution ne sont pas en accord avec notre quotidien. Elle concerne des centaines de millions d'années, alors que nous avons l'habitude de penser le temps en décennies : nos grands-parents, nos arrière-grands-parents. Quand on va plus loin, cela devient de l'histoire et c'est déjà plus flou. D'autre part, le concept de hasard fait que les gens croient que tout est sorti de rien. Alors que ce n'est pas du tout ça ! L'idée de hasard aussi est compliquée. Enfin, nous fonctionnons par intentions, par desseins : nous projetons de faire telle ou telle chose. Quand nous regardons une pendule, nous savons que quelqu'un a décidé de la construire, a fait des plans après avoir choisi tel modèle. Il nous paraît donc normal de considérer que les animaux que nous rencontrons, ou les humains, sont aussi le résultat d'un projet et d'une intention. C'est cette idée qu'a démolie la théorie de l'évolution. C'est en cela qu'elle s'accorde mal avec notre façon habituelle de penser.

A. Langaney : Vous parlez de « la » théorie de l'évolution, comme si nous, biologistes, avions une théorie consensuelle. Il y a quand même de nombreuses varian-tes. Ensuite, vous avez prononcé le mot histoire. J'avais commencé par l'« histoire de la vie », parce que nous, êtres vivants, savons que nos ancêtres ont eu une histoire. Avant de théoriser, il y a tout simplement des faits. C'est par là que la découverte de l'évolution a commencé. Avant la grande synthèse et les idées sur les mécanismes, il a fallu avoir une histoire avec une échelle de temps, puis mesurer cette échelle de temps qui s'est révélée contradictoire avec ce que l'on pensait avant. Puis il a fallu découvrir des parentés entre les êtres vivants, qui laissaient penser que le paradigme d'alors, la création indépendante des espèces, devait être remis en question.

F. Jacob : Jusqu'au XVIIIe siècle, il était admis que les êtres vivants étaient les produits d'une création particulière de chaque type d'organismes, l'espèce humaine étant une création indépendante des autres. C'est alors que l'idée de l'histoire du monde vivant a émergé. Ce qui a commencé, c'est la Terre, ainsi que l'a décrit Buffon. Or les dates de l'histoire de la Terre ne correspondaient pas du tout avec celles que lui attribuait la Bible. Il est apparu aussi que le monde vivant n'était pas stable, créé une fois pour toutes. On trouvait des fossiles dans différentes strates de la Terre qui ne correspondaient pas aux mêmes dates d'origine. De là vient l'histoire du monde vivant et de ses transformations. L'idée s'est amplifiée à la fin du XVIIIe siècle, grâce à une série de philosophes et de naturalistes, pour culminer avec Lamarck, qui a proposé, le premier, que tout le monde vivant provenait d'une transformation progressive, allant du simple au compliqué.

A. Langaney : L'établissement de l'échelle de temps doit beaucoup à un principe philosophique, le « principe des causes actuelles* » de Buffon. Le dilemme, à l'époque, était d'expliquer des sédiments manifestement marins déposés dans des zones très éloignées des mers. Ces dépôts font des kilomètres d'épaisseur et, au rythme actuel de sédimentation au fond des océans, ils avaient requis des durées bien supérieures aux six mille ans que la Bible accordait à la Terre pour les déposer. Ou bien l'on croyait que la sédimentation avait duré beaucoup plus que les six mille ans bibliques, ou bien il fallait imaginer des mécanismes de dépôt très différents dans le passé. Buffon, grâce au principe des causes actuelles, a proposé une échelle de temps beaucoup plus longue, encore loin de la vérité puisque, dans Les Epoques de la nature 1779 , il parlait seulement de soixante-dix mille ans et, ailleurs, de milliers de siècles.

F. Jacob : La difficulté était de trouver un mécanisme, parce que, dans cette histoire, les animaux se transformaient les uns en les autres. Chez Lamarck, il y avait une sorte de poussée générale du simple vers le complexe, qui était une propriété des êtres vivants, mais pas de mécanisme.

A. Langaney : Je reviens sur un point antérieur à Lamarck : la parenté. La première idée qui a permis de parler de transformation des espèces a été d'envisager que des espèces se ressemblant aient une origine commune. C'est le fameux chapitre de l'âne et du cheval dans l 'Histoire naturelle de Buffon : les deux animaux se ressemblent par tellement de caractères qu'il est difficile de ne pas imaginer qu'ils ont eu un ancêtre commun. S'ils ont eu un ancêtre commun, il a fallu des transformations entre cet ancêtre commun et les deux descendants. Buffon pose le problème pendant une longue page, puis l'élude : la page finit en affirmant que les choses ne se sont pas passées ainsi et que l'Ane et le Cheval ont été créés indépendamment. A son époque, la Révolution française n'était pas encore passée et on ne contestait guère la création indépendante des espèces. Lamarck, après la Révolution, a développé ce schéma qu'il avait déjà proposé avant pour les plantes, au prix de beaucoup d'ennuis... Dans ma lecture de Lamarck, je ne vous suis pas sur l'importance du rôle donné à la « poussée » du simple vers le complexe. Ce n'était qu'une façon de parler de ce qu'il ne comprenait pas. Je crois que Lamarck, malgré ce qu'on lui reproche, n'avait pas de théorie sur les mécanismes.

F. Jacob : La première étape était d'admettre que les espèces ne sont pas fixes, qu'elles n'ont pas été faites une fois pour toutes et qu'elles ont une origine commune.

A. Langaney : C'est la théorie historique de l'évolution et l'hypothèse de la généalogie commune des espèces proposées par Lamarck en 1800, neuf ans avant la naissance de Charles Darwin...

F. Jacob : La seconde étape était de se demander comment les espèces changeaient, quelle était leur histoire. Le mécanisme était difficile à trouver parce que l'intention semblait aller de soi : dans un être vivant, la plupart des organes semblent faits dans un but précis, pour une fonction évidente : l'estomac pour digérer, les jambes pour marcher ou les ailes pour voler. La difficulté, c'est que si cette intention et ce dessein se décèlent chez l'individu, on ne les retrouve pas pour le monde vivant dans son ensemble. Rien ne permet de penser que les organismes ont été formés les uns après les autres dans un dessein définitif et précis. Ce qui signifie que l'évolution ne semble pas avoir de direction. Il fallait donc trouver une mécanique expliquant pourquoi les oiseaux ont des ailes, ceux qui marchent des pattes et les poissons des nageoires, sans qu'il y ait, derrière, une intention semblable à celles dont notre cerveau a l'habitude. Les idées de Darwin et aussi d'Alfred Wallace, qui a fait les mêmes constatations et hypothèses à la même époque, sont relativement simples. Leur grande importance vient de ce qu'ils ont pu montrer que des mécanismes simples peuvent simuler une intention. Cela marche si les caractères des organismes varient, si ces variations sont héréditaires et si, dans l'interaction des milieux et des organismes, la reproduction est tirée dans un sens ou un autre. Tout cela s'appelle la sélection et peut à peu près expliquer pourquoi les oiseaux ont des ailes et les poissons des nageoires.

A. Langaney : Darwin dit que les variations individuelles qui survivent et se reproduisent le plus vont diffuser dans la population : c'est le principe de la sélection naturelle. Mais il ne connaît pas le mécanisme de transmission de ces fameuses variations. Comment va-t-on arriver de ce savoir du milieu du siècle dernier aux propositions actuelles ?

F. Jacob : A l'époque de Darwin, on ne sait pas comment se transmettent les caractères. Il y a souvent l'idée de mélanges entre les caractères du père et ceux de la mère, bref, on ne sait pas grand-chose ! C'est peu après la publication de Darwin que Mendel, cultivant des pois dans le monastère de Brno, comprend comment fonctionne l'hérédité : les caractères que l'on voit sont gouvernés par des choses que l'on ne voit pas, des particules internes qui s'appelleront plus tard des gènes. Sur le moment, personne ne s'occupe de ce que trouve Mendel, mais les problèmes d'hérédité et de génétique sont repris au début de ce siècle. Grâce aux études sur les plantes et sur la drosophile, on comprend qu'il existe, pour chaque caractère que l'on voit, un gène que l'on ne voit pas mais dont on peut estimer l'état. On montre que ces gènes sont installés sur les chromosomes et qu'il y a un ballet des chromosomes. On comprend comment les caractères des organismes supérieurs sont gouvernés par les gènes et comment les gènes se distribuent et se recombinent au cours des générations. C'est la « génétique classique ».

A. Langaney : Cela ne s'est pas fait sans difficulté, en particulier parce que le dogme de l'hérédité de l'acquis a dû être éliminé.

F. Jacob : Le principe de la génétique c'est que les variations des gènes, les mutations, se font au hasard, par « accident ». Ce qui ne veut pas dire qu'elles n'ont pas de cause. Elles ont une cause chimique, ou physique par des radiations. Le hasard, ici, veut dire que l'action, de rayons X par exemple, n'a rien à voir avec l'effet final qu'elle produit sur l'organisme. Son résultat n'est ni intentionnel, ni prévisible. Autrement dit, des gènes se modifient et changent certains caractères dans l'organisme. C'est ce qui va permettre de faire rentrer le mendélisme dans le darwinisme, la génétique dans la théorie de l'évolution. Cela aboutira, au milieu de ce siècle, à ce que l'on appelle le néodarwinisme.

A. Langaney : Ce mélange de darwinisme et mendélisme a été baptisé « la théorie synthétique de l'évolution », un peu comme si l'on avait tout compris ! Avait-on vraiment tout compris ?

F. Jacob : Non, et on n'aura jamais tout compris ! Une théorie scientifique, c'est une construction abstraite des chercheurs pour mettre en place les résultats qu'ils ont obtenus et avoir une représentation de certains aspects de la réalité. Avec le temps, des notions et des informations nouvelles apparaissent et ces données nouvelles modifient souvent, plus ou moins, la théorie qui existait avant. Le milieu de ce siècle essaie d'intégrer darwinisme et mendélisme, c'est-à-dire la théorie de l'évolution d'un côté, et la théorie des gènes de l'autre... Pendant la guerre, on arrive à une théorie qui rend compte d'un certain nombre de choses, mais qui rencontre beaucoup de difficultés. Les variations se faisaient par des mutations simples, très rares, et on ne comprenait pas comment celles-ci pouvaient faire varier des organismes, faire apparaître des organes nouveaux et des fonctions nouvelles. Pour Darwin, la variation, et pour les généticiens du milieu du siècle, les mutations, affectaient très légèrement les caractères : l'évolution se faisait petit à petit...

A. Langaney : C'est la théorie du gradualisme, autrement dit, « la nature ne fait pas de saut* ».

F. Jacob : A ce moment-là, un des obstacles était qu'il manquait des fossiles pour reconstituer certaines lignées, il y avait des trous, des « chaînons manquants » dans l'évolution. Récemment, des chercheurs, aux Etats-Unis, ont proposé un autre type de théories disant que, de temps en temps, certaines mutations pouvaient être beaucoup plus importantes dans leurs effets. Les espèces pouvaient rester longtemps sans évoluer, puis brusquement changer et donner naissance à des espèces nouvelles. Cela s'appelle la ponctuation*.

A. Langaney : Précisons qu'il n'y a pas, bien sûr, de discontinuité entre les espèces mais que ces sauts, au niveau du temps, auraient été assez rapides pour ne pas laisser de traces dans les fossiles. Somme toute, on a éliminé la difficulté : on n'avait pas de chaînons manquants et l'on trouve une bonne raison pour qu'il n'y en ait pas !

F. Jacob : On a supprimé le chaînon manquant, mais des modifications de ce genre sont parfaitement concevables avec les propriétés du matériel génétique connues aujourd'hui. Il y a des discussions actuelles sur les proportions : combien de gradualisme et combien de ponctuations ? C'est une affaire de spécialistes. Un autre aspect est aussi en discussion : les mutations se font au hasard et la sélection naturelle tire dans un sens.

A. Langaney : Comment la sélection naturelle qui, contrairement à la sélection artificielle, n'a en principe pas de sélectionneur connu, peut-elle tirer dans une direction ?

F. Jacob : L'idée, c'est que se reproduisent mieux ceux qui sont plus adaptés à une certaine région écologique. De nouveaux variants s'y reproduisent plus que les autres et, peu à peu, occupent l'ensemble de la niche et forment l'essentiel de la population. Par l'accumulation successive de variations, on tire l'ensemble des formes et des propriétés de l'organisme dans une certaine direction, sans sélectionneur. C'est une sélection automatique. Mais à côté de ce mécanisme de sélection, il existe aussi des facteurs de hasard qui semblent jouer un rôle important. Là encore, c'est une question de proportions. Combien de hasard et combien de sélection ?

A. Langaney : Quels sont les caractères pour lesquels la sélection joue davantage et ceux pour lesquels le hasard compte plus ?

F. Jacob : La sélection est plus importante pour les fonctions fondamentales. Par exemple, les propriétés d'une protéine qui a un rôle dans le transport de l'oxygène ou comme enzyme dans les réactions de base de la cellule. Ces fonctions, une fois qu'elles sont là, ne peuvent guère varier.

A. Langaney : Il n'y a pas de fantaisie sur les mécanismes fondamentaux !

F. Jacob : En revanche, la forme des ailes, du bec, la taille de l'oeil, peuvent se permettre des variations sur le même thème. Quand des oiseaux arrivent dans les îles Galapagos chères à Darwin, une espèce nouvelle va être fondée dans une île par un petit groupe qui a des caractéristiques génétiques un peu différentes de celui qui va dans une autre île. Il y a une fondation d'espèces nouvelles, mais qui se fait au hasard. La population d'une île a une structure génétique qui dépend de celle des oiseaux « fondateurs ».

A. Langaney : N'est-on pas en train de généraliser comme si les mécanismes étaient les mêmes pour tous les groupes d'êtres vivants ? Quand on regarde la nature, la diversité des êtres dans les populations de plantes ou d'animaux est très variable. Il y a bien des espèces dans lesquelles tous les animaux ont l'air faits sur un modèle uniforme. En général, ce sont celles qui sont très nombreuses. S'il y a très peu de survivants dans la reproduction, il peut y avoir une sélection très intense qui élimine tous ceux qui ne correspondent pas au « type adapté » à ces conditions difficiles. Celui-ci représente une relative « optimisation » de l'organisme. Mais il y a aussi les espèces peu nombreuses grands oiseaux ou mammifères, grands singes et premiers humains avec une proportion de survie de ceux qui naissent trop forte pour que la sélection puisse conduire à des adaptations très poussées, à des optimisations des caractères. Les variations individuelles sont alors aléatoires et plus fortes.

F. Jacob : Je voudrais arriver à l'étape suivante et parler d'un nouveau type de biologie, apparu au milieu du siècle comme résultat de recherches faites aussi bien par des biologistes que par des microbiologistes et par des physiciens. Ils se sont attaqués à l'étude des molécules impliquées dans la génétique, les molécules de l'hérédité. Le principe dont sont partis ces chercheurs était que les propriétés étonnantes des êtres vivants, pour lesquelles on invoquait, il n'y a pas si longtemps, une force vitale, sont dues à la structure et aux propriétés des molécules qui les constituent. Conduite en particulier sur les microbes, sur les bactéries, cette biologie moléculaire, qui s'est imposée face à une biologie naturaliste souvent hostile, a montré que la molécule de l'hérédité était le fameux acide désoxyribonucléique et que les propriétés de cette molécule expliquaient les mutations, les recombinaisons et surtout la reproduction à l'identique des structures.

A. Langaney : En même temps, c'était la meilleure confirmation possible du transformisme et de l'évolutionnisme, de Lamarck à Darwin, puisque s'il n'y a, pour l'ensemble du monde vivant, qu'un seul type de molécule de l'hérédité, c'est une présomption très forte d'une communauté d'origine. C'est pour cela qu'à l'heure actuelle on peut dire que la biologie moléculaire et certains aspects de la biologie moléculaire du développement démontrent cette origine commune. Ou bien un créateur totalement dépourvu d'imagination a bâti tous les êtres vivants sur le même modèle il aurait pu en créer sur une chimie du silicium au lieu du carbone, ou je ne sais quoi d'autre ! ou bien il y a une histoire de la vie qui a commencé et s'est toujours continuée sur les mêmes principes chimiques de base.

F. Jacob : Tout ce qui avait été fait jusqu'à cette époque-là depuis Darwin et ce que l'on a appelé le néodarwinisme reposait uniquement sur la forme des organismes, leur parenté, la paléontologie et sur certaines similitudes des embryons. Car on avait trouvé que, très souvent, les embryons se ressemblent beaucoup entre des espèces qui, adultes, sont très différentes. La biologie moléculaire, qui analysait la structure même des molécules, a consolidé ces connaissances à un point inimaginable, en particulier la parenté de toutes ces espèces. On trouve certaines molécules de protéines qui sont exactement les mêmes chez le pois et chez l'homme. Certaines histones, par exemple, des protéines des chromosomes, ne diffèrent que par un acide aminé sur deux cents.

A. Langaney : Mendel et son petit pois étaient donc cousins !

F. Jacob : Certaines molécules sont exactement les mêmes et d'autres pas. Ces dernières varient lentement au cours du temps et on peut repérer des variations qui se sont faites régulièrement sur des centaines de millions d'années voir l'encadré « Mutations aléatoires et rythmes d'évolution ». Les organismes dont la structure des molécules est la plus proche peuvent être considérés comme les plus voisins. En analysant le détail de la structure des protéines ou des acides nucléiques, on peut ainsi retracer l'arbre de l'évolution. On retrouve alors un arbre très voisin de ce que les paléontologistes et les zoologistes avaient établi.

A. Langaney : C'est la plus belle confirmation possible de l'évolution, puisqu'on arrive, par des voies indépendantes, à des classifications presque identiques des êtres vivants. Ici ou là, il y a une petite divergence, surtout pour les espèces séparées depuis peu on sait que la théorie des « horloges moléculaires » n'est pas précise pour les « courtes durées », soit moins de dix millions d'années... alors qu'elle l'est beaucoup plus pour les longues durées, dizaines ou des centaines de millions d'années. Ces découvertes font qu'à l'heure actuelle il est pratiquement impossible de contester la réalité de cette histoire de la vie. Par contre, on discute beaucoup des mécanismes...

F. Jacob : On a trouvé d'autres aspects très intéressants. Ces grosses molécules que sont les protéines et les acides nucléiques sont faites par des modules, des petits éléments, qui sont toujours les mêmes. Comme les molécules sont faites d'atomes, les molécules de protéines sont faites de segments de trente à cinquante acides aminés, dont chacun a une fonction précise, et qui sont réunis et combinés de façon très variée. Tous les organismes sont faits plus ou moins des mêmes molécules, combinées et recombinées. On a souvent comparé le travail de l'évolution à celui d'un ingénieur, mais il ressemble beaucoup plus à celui d'un bricoleur. Elle utilise de vieilles structures pour en faire des nouvelles, prend le rideau de la grand-mère pour faire la jupe de la petite-fille, ou une caisse à savon pour faire une boîte de radio...

A. Langaney : Vous décriviez la sélection sans sélectionneur. Nous voilà devant du bricolage sans bricoleur ?

F. Jacob : Oui, mais on a aussi appris la variété des mécanismes de variation. Jusque vers le milieu du siècle, on ne connaissait que des mutations simples, ou de petits remaniements chromosomiques, ce qui rendait difficile la compréhension d'une évolution vers des organes nouveaux et des fonctions nouvelles...

A. Langaney : Que dire de l'exemple concret d'un organe comme l'oeil ?

F. Jacob : L'oeil est un organe très compliqué et l'un des arguments favoris des adversaires de l'évolution est de dire : « L 'oeil n'a pas pu être fait au hasard. L'oeil, c'est comme une montre. Pour la montre, il faut un horloger, pour l'oeil il faut un créateur . » Effectivement, avec des mutations simples changeant les protéines acide aminé par acide aminé, il faudrait des temps dépassant les délais de l'évolution pour produire un oeil. Mais on a découvert des mécanismes génétiques très différents et beaucoup plus rapides. En particulier, des éléments qui coupent les chromosomes, qui les collent, qui prennent un segment ici et le remettent là. Un module de protéine est pris ici, un autre là et ils sont mis ensemble. Voilà ce que j'appelle le bricolage. Des mécanismes génétiques connus permettent de le faire et, du coup, l'oeil n'est plus hors de portée des centaines de millions d'années disponibles. D'autant que l'on vient de montrer que tous les yeux quelles que soient leur forme et leur optique sont sous-tendus par le même système génétique. Ce sont les mêmes gènes qui mettent en place l'oeil à facettes des insectes ou l'oeil à cristallin des vertébrés ou des mollusques. Là encore, à partir d'un même fond génétique les structures finales sont bricolées pour s'adapter à des organismes très différents1.

A. Langaney : Les embryons sont souvent semblables entre espèces différentes, mais tout embryon part d'un oeuf. Comment des oeufs semblables dans toutes les espèces, de mammifères par exemple, produisent-ils des êtres aussi différents qu'un kangourou, un cochon ou un humain ?

F. Jacob : C'est l'un des mystères les plus fantastiques de la biologie et l'histoire la plus extraordinaire qui se passe sur cette Terre ! Pendant longtemps, on n'a su que regarder ce qui se passait. Ou prendre des morceaux ici et les mettre là, mais c'était difficile à analyser. Grâce à la biologie moléculaire, on commence à comprendre comment ça fonctionne. En quelques années, des progrès stupéfiants ont été faits sur les mouches, l'objet de prédilection des généticiens. Morgan, qui a inventé la mouche comme objet d'étude génétique, était embryologiste. L'hérédité gouverne le développement de l'embryon puisque la reproduction des éléphants donne toujours un éléphant, celle des humains un humain, et celle des lapins un lapin. Morgan voulait comprendre comment fonctionne l'hérédité et a choisi la drosophile, une petite mouche très facile à manipuler. Il a obtenu des quantités de mutations et compris ainsi le rôle des chromosomes. On a trouvé des mouches mutantes extraordinaires qui avaient quatre ailes au lieu de deux. D'autres, sur la tête, avaient une patte à la place d'une antenne. Ces mutations venaient donc perturber le développement de l'embryon. Cela a été analysé en détail depuis quinze ans grâce à la biologie moléculaire. Il y a toute une série de gènes qui mettent en place le plan de l'embryon de mouche, qui installent l'axe antéro-postérieur et l'axe dorso-ventral. Ensuite, le corps de la mouche se découpe en anneaux et des gènes précisent : « Ici sera le thorax, là une patte, la tête, ou un oeil... ». Parfois un gène mute et ne détermine plus des ailes, mettant des pattes à la place, ou bien met une patte sur la tête. On a trouvé les gènes en cause chez la mouche. On s'est demandé alors si de tels gènes existaient chez des organismes plus compliqués. On les a trouvés chez tous les animaux, chez la souris, chez l'homme. On a appris ainsi cette chose stupéfiante : ce sont les mêmes gènes qui mettent en place le corps d'une mouche et celui d'un humain ! Si on nous l'avait dit il y a dix ans, personne ne l'aurait cru...

A. Langaney : Cela prouve l'unité d'origine de tous ces animaux !

F. Jacob : Bien sûr ! Mais on comprend aussi que les mutations ne font pas que des petites variations : mettre une patte dans l'oeil ou des ailes en trop, ce sont de très gros changements, des ponctuations.

A. Langaney : N'est-ce pas ce que Richard Goldschmidt avait appelé des « monstres prometteurs » entre les deux guerres mondiales ? Si le pauvre Darwin sait cela, il doit se retourner dans sa tombe : c'est le contraire du gradualisme !

F. Jacob : C'est opposé au gradualisme. Mais cela lui donnerait quand même des satisfactions de constater cette extraor-dinaire persistance des mêmes gènes. Une fois que certaines solutions ont été trouvées dans la nature, elle s'y tient et brode autour. C'est le bricolage, une fois de plus ! La nature est conservatrice, mais elle fait aussi pas mal de changements. Elle conserve ce qu'il y a derrière, ce qu'on ne voit pas mais, en surface, elle fabrique tous les possibles.

A. Langaney : A vous écouter, on a l'impression que les principaux mystères sont élucidés ! Pourtant, il y a plein de choses que l'on ne comprend ou que l'on ne connaît pas.

F. Jacob : Certes. Par exemple, l'origine de la vie. On ne comprend pas comment ont pu se former les premiers organismes, les protobactéries. Comment a pu démarrer la reproduction, avec toute sa complexité chimique. On a des hypothèses. Mais je ne suis pas sûr que l'on pourra jamais arriver à les démontrer ou à les réfuter expérimentalement. De même, on ne comprend pas l'explosion cambrienne, l'apparition des divers plans d'organismes en quelques millions d'années, il y a 600 millions d'années. Et tant que l'on ne comprendra pas cela, on ne comprendra pas vraiment l'évolution.

A. Langaney : Revenons à notre point de départ : malgré ces inconnues, comment peut-on encore s'opposer au principe même de l'évolution, de l'histoire de la vie, de la transformation et de la parenté des espèces ?

F. Jacob : La théorie de l'évolution décrit les origines du monde vivant et des humains alors que, dans chaque culture, des mythes décrivent les origines. L'un des dangers qui guettent la théorie de l'évolution c'est d'être traitée comme un mythe. C'est une théorie scientifique qui ne doit pas quitter son statut. Certains aimeraient supprimer les autres mythes et les remplacer par celui-là. C'est une erreur parce qu'une théorie scientifique peut varier. Un mythe raconte les origines et est re-pris de génération en génération sans être modifié. En même temps, le mythe sécrète une échelle de valeurs, ce que vous ne trouvez pas dans la théorie de l'évolution. Dans l'origine, dans la soupe primordiale ou dans toutes les variations, vous n'avez aucune raison de trouver des valeurs.

A. Langaney : N'est-ce pas cela qui déçoit le commun des mortels ? Il s'attend, si on lui donne une théorie sur les origines, à ce que cette théorie fournisse aussi le mode d'emploi de ce que nous sommes.

F. Jacob : Elle explique ce que nous sommes, mais sans dire ce que nous devons faire et pourquoi nous devons le faire ! Ce n'est pas conforme au statut des mythes. La théorie de l'évolution ne doit donc pas être traitée comme un mythe, mais comme une théorie scientifique.

A. Langaney : Vous donnez l'impression d'avoir une théorie tout à fait cohérente sur l'histoire de la vie, une théorie prouvée, dans laquelle on peut discuter les modalités, mais où les grandes lignes sont fixées. C'est le point de vue actuel de la communauté des biologistes. Comment, en dehors d'elle, certains milieux s'opposent-ils à la notion de sélection naturelle, ou même à celles d'histoire de la vie et d'évolution ?

F. Jacob : Pour les biologistes la théorie est cohérente. Elle sera modifiée dans certains aspects, comme elle l'a souvent été, mais l'essentiel tient la route. Les oppositions sont de trois natures assez différentes. Une première catégorie d'opposants refuse que la théorie puisse rendre compte des origines du monde vivant et de l'homme. Dans toutes les cultures, des mythes décrivent les origines du monde, du monde vivant et de l'homme, donnent à ce dernier sa place dans la nature, et, en même temps, une échelle de valeurs. Ce qui n'est pas le cas dans la théorie de l'évolution. Certains considèrent que leurs mythes restent valables, que rien ne pourra les détruire : ce sont les intégristes de toutes les religions.

A. Langaney : Vous parlez de mythes, mais pour eux ce n'en est pas un du tout. Ce sont des dogmes, base de leur religion révélée, des vérités supérieures qui n'ont pas à être confrontées avec l'expérience. Et là nous avons une divergence totale entre ces fondamentalistes et les scientifiques qui veulent que toute proposition soit soumise à l'expérience et vérifiée si possible.

F. Jacob : Absolument. Le dialogue est impossible. Ils rejettent purement et simplement la théorie de l'évolution. Les opposants de la deuxième catégorie admettent le principe de la théorie, c'est-à-dire le changement et la transformation des espèces, mais n'aiment pas du tout la mécanique proposée par Darwin, c'est-à-dire la sélection naturelle. Certains n'ont pas bien compris, en particulier le rôle du hasard. Ils croient que l'on affirme qu'un oeil se fait par hasard, du jour au lendemain, alors qu'il a fallu des centaines de millions d'années pour faire l'oeil des vertébrés... D'autres estiment que « les calculs » lesquels ? ne permettent pas la construction d'organismes complexes en trois milliards et demi d'années. Enfin, certains n'aiment pas la sélection naturelle parce qu'elle a été utilisée par des philosophes comme Spencer pour essayer de rendre compte de l'état des sociétés. Spencer a essayé de plaquer l'évolution des sociétés sur l'évolution biologique et d'affirmer que, dans la société, ceux qui réussissent, qui sont riches, qui ont de l'argent, qui sont beaux, ne sont que le juste produit de la sélection.

A. Langaney : Expliquer l'évolution culturelle en termes de sélection naturelle, c'est ce que font encore aujourd'hui des sociobiologistes, avec des arguments très faibles. Donc, même dans le monde de la biologie il y a des extrémistes darwinistes qui sont quasiment des fondamentalistes...

F. Jacob : Exactement ! Et puis il faut ajouter une dernière catégorie d'opposants, composée de ceux qui aiment voir manger le dompteur, évolutionniste moyen ou darwiniste standard... Là, il faut répéter une fois de plus qu'une théorie scientifique n'est pas un dogme. Elle est modifiable à tout moment sur des données ou des faits nouveaux. On est alors conduit à rejeter toute la théorie, et à en trouver une autre, ou bien à en modifier certains aspects. C'est ce qui se passe quand, alors que Darwin estimait que tout se faisait de façon graduée, certains proposent des modifications par sauts, beaucoup plus rapides... Il est probable que les deux mécanismes jouent, que certains moments de l'évolution sont gradués et que d'autres, ponctués, se font par sauts. Un autre aspect, discuté depuis vingt ans, concerne le poids relatif de la sélection. Des chercheurs ont montré que certaines mutations sont sélectionnées et que d'autres, neutres, ne doivent leur maintien qu'au hasard. Ainsi, l'état génétique d'un organisme est en partie dû au hasard et en partie dû à la sélection naturelle. Il y a des discussions sur le dosage des deux. Mais rien de tout cela ne conduit à rejeter la théorie. Pratiquement tous les biologistes s'entendent sur ses très grandes lignes.

A. Langaney : En conclusion, je voudrais jouer le rôle du diable et vous poser une ultime question : que répondre à quelqu'un qui dirait : « Toutce que vous racontez, je l'admets volontiers, c'est prouvé expérimentalement. Malgré les trous, votre théorie est cohérente. Mais cette histoire de la vie est due à un créateur qui a juste inventé les mécanismes et tout mis en route » ?

F. Jacob : Là, on revient au problème de l'existence de Dieu, qui a beaucoup occupé nos aïeux. C'est une question qui ne relève pas de la science. On ne prouvera jamais que Dieu existe ou n'existe pas. C'est une question de goût..

 

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