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INTELLIGENCE ARTIFICIELLE 6 |
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Mieux comprendre les hommes...
Luc Steels dans mensuel 350
daté février 2002 -
Construirons-nous un jour des robots humanoïdes autonomes et aussi performants que nous-mêmes dans les domaines moteur, sensoriel et cognitif ? C'est peu probable. En revanche, la mise au point de machines de plus en plus perfectionnées permet de mieux comprendre les capacités humaines, telles que la marche ou l'apprentissage du langage.
IA, le récent film de Steven Spielberg, où un robot ressemble à s'y méprendre à un humain, est une histoire étonnante, dont chaque spectateur appréciera ou non l'intérêt dramatique. Toutefois, en ce qui concerne sa vraisemblance, les spécialistes de l'intelligence artificielle savent à quoi s'en tenir : non seulement aucun d'entre nous ne sait aujourd'hui fabriquer des machines aussi perfectionnées, mais cela ne fait même pas partie de notre programme de recherche.
Cette affirmation peut sembler paradoxale au vu des efforts intenses que poursuivent aujourd'hui quelques entreprises pour mettre au point des robots humanoïdes. De tels robots, qui marchent sur deux jambes, saisissent des objets avec leurs mains et interagissent avec leur environnement grâce à des capteurs visuels, auditifs ou tactiles, auront vraisemblablement des applications pratiques dans notre vie quotidienne, ne serait-ce que comme jouets.
Mais aux yeux des chercheurs en intelligence artificielle, ce n'est pas leur principal intérêt. Notre préoccupation est plutôt de mieux comprendre comment les hommes pensent, se comportent ou se développent. De ce point de vue, les robots permettent de tester des hypothèses en réalisant des expériences. Nous pouvons par exemple déterminer la validité d'un modèle théorique associé à une fonction telle que la marche ou le langage : sa mise en oeuvre révèle sans équivoque s'il permet à un robot de marcher ou de parler. En cas d'échec, le modèle est éliminé. En cas de réussite, nous n'avons bien sûr pas la certitude que les humains fonctionnent de la même façon, mais le modèle testé entre dans la catégorie des mécanismes plausibles, que les psychologues et les biologistes peuvent à leur tour soumettre à d'autres tests.
Avancées techniques. L'intelligence artificielle a émergé vers 1960, à une époque où les capacités des ordinateurs étaient bien trop faibles pour que quiconque puisse prétendre recréer une quelconque forme d'intelligence. Elle n'a en fait vraiment pris son essor que depuis une dizaine d'années, grâce à trois avancées importantes. D'abord, toutes les technologies nécessaires au fonctionnement de robots autonomes assez performants pour tester des modèles d'apprentissage ou de comportement ont énormément progressé : capacités des batteries, des moteurs, des microprocesseurs ou des capteurs.
Ensuite, dans la même période, les différents sous-domaines de l'intelligence artificielle ont aussi beaucoup progressé. Nous disposons désormais d'algorithmes performants pour l'apprentissage de connaissances, pour la vision par ordinateur voir l'article de Thierry Viéville p. 42, pour la planification de l'action ou pour le traitement de la parole. Le principal défi à relever aujourd'hui est l'intégration de toutes ces fonctionnalités au sein d'un système unique, dont les performances seraient supérieures à la somme des performances des systèmes spécialisés : ces derniers compenseraient mutuellement leurs éventuelles imperfections en interagissant. Par exemple, le système de vision et de reconnaissance d'objets d'un robot aiderait son système de traitement de la parole à comprendre des informations orales concernant les objets présents dans l'environnement.
La troisième grande avancée de l'intelligence artificielle, la plus importante, concerne l'architecture des robots. Contrairement aux deux autres, il ne s'agit pas seulement d'une amélioration de dispositifs existants, mais d'une totale remise en question des approches antérieures. Jusqu'au début des années 1990, en intelligence artificielle, on construisait un module de contrôle central, qui prenait toutes les décisions et qui ne déclenchait l'action qu'après une réflexion attentive. Avec Rodney Brooks, du Massachusetts Institute of Technology, j'ai alors proposé de développer une « robotique comportementale », où l'intelligence est distribuée dans plusieurs modules qui coopèrent de manière dynamique. Chaque module est entièrement responsable de l'accomplissement d'un certain nombre d'actions, telles que marcher, saisir des objets ou se lever. Il recueille des informations provenant de son environnement et de ses propres états, il décide de l'action à mener, et influence le comportement global du robot. Le fonctionnement résultant est complexe, mais le robot adapte mieux et plus vite ses actions aux variations de son environnement.
Modèles partiels. Ainsi, le robot n'a plus besoin d'un modèle du monde centralisé comme en intelligence artificielle classique, mais chaque module développe ses propres représentations, qui peuvent être partielles et spécialisées. Par exemple, afin d'éviter un objet, il n'est pas nécessaire de l'identifier, ce qui prend beaucoup de temps et qui n'est pas vraiment fiable : il suffit d'en détecter les contours pour réagir immédiatement. Cela donne un comportement moins sujet aux erreurs et des réponses plus rapides au monde extérieur, comme nous l'avons vérifié lors d'essais comparatifs entre les deux types d'approche1.
Décisions émotionnelles. Enfin, au lieu d'utiliser des procédures de décision rationnelle fondées sur le raisonnement logique, les architectures comportementales se fondent sur des modèles éthologiques du comportement animal : des états de motivation qui varient dans un espace continu et sont directement connectés à la perception et aux actions dans le monde, influencent mais ne contrôlent pas totalement l'activation des différents comportements et leurs interactions. Cela permet au robot de prendre des décisions dans des circonstances que les raisonnements rationnels de l'intelligence artificielle classique ne peuvent pas traiter, par exemple de décider ce qu'il doit regarder dans une scène où plusieurs objets bougent, accompagnés par des sons. De la même façon, un robot alimenté par une batterie tiendra compte de la charge de celle-ci avant de s'engager dans la réalisation d'une tâche.
La pertinence de cette approche comportementale a été validée dans le domaine sensori-moteur. C'est en effet en l'utilisant que Sony a mis au point Aibo , le robot chien de compagnie voir l'article de F. Kaplan, M. Fujita et T. Doi, p. 84 et le DreamRobot qui peut se lever, vous serrer la main ou danser la Macarena.
En revanche, dans le domaine cognitif, les résultats de la robotique comportementale ne sont pas encore très impressionnants. En particulier, les capacités de communication des robots restent limitées. C'est sur ce point que porte l'essentiel des travaux que nous menons aujourd'hui à Bruxelles et à Paris. Chez l'homme, le langage est le mode de communication le plus naturel et le plus efficace. Vers l'âge de deux ans, on assiste chez les enfants à une explosion de son utilisation et à un développement rapide de la conceptualisation. Pourrait-on atteindre au moins cette étape avec des robots ?
Au XXe siècle, la psychologie cognitive s'est focalisée sur l'individu, et la recherche en intelligence artificielle s'est engagée sur la même voie. Les behavioristes*, en particulier, ont défendu l'hypothèse que les enfants apprennent par induction à partir d'un ensemble de situations modèles. D'après eux, par exemple, l'enfant créerait des catégories naturelles telles que les couleurs, les formes ou les textures en catégorisant spontanément les caractéristiques des objets qu'il voit, et qui changent en permanence. Ensuite seulement, il nommerait ces catégories avec précision. Aujourd'hui, beaucoup d'algorithmes d'apprentissage fonctionnent de cette façon. Mais cela n'aboutit souvent qu'à des concepts très éloignés de ceux rencontrés dans les langues humaines, sauf si l'expérimentateur choisit très soigneusement les exemples proposés au robot comme support de l'apprentissage2.
Ce n'est en fait pas comme cela que nous apprenons à parler. Au milieu des années 1990, des psychologues tels que Michael Tomasello, aujourd'hui à l'Institut Max Planck d'anthropologie évolutionniste de Leipzig, et Jérôme Bruner, aujourd'hui à l'université de New York, ont proposé une théorie alternative : l'apprentissage social. Selon eux, la plupart des apprentissages ne sont pas le fait d'un individu isolé : il nécessite l'interaction d'au moins deux personnes. Appelons-les l'apprenant et le médiateur. Le plus souvent, le médiateur est un parent et l'apprenant un enfant, bien que les enfants ou les adultes puissent aussi apprendre les uns des autres. Le médiateur impose des contraintes à la situation afin d'encadrer l'apprentissage : il encourage verbalement, donne des appréciations et agit sur les conséquences des actions de l'apprenant. Les appréciations ne sont ni très précises ni très régulières, mais le plus souvent pragmatiques, selon que l'objectif fixé a été atteint ou non. Le médiateur est absolument nécessaire, sans quoi le champ des possibilités qui s'offrent à l'apprenant serait vraiment trop vaste pour qu'il puisse deviner ce qu'on attend de lui.
Les jeux de langage sont un bon exemple de ce mode d'apprentissage3. Un jeu de langage est une suite répétitive d'interactions entre deux personnes. Tous les parents jouent à des milliers de jeux de ce type avec leurs enfants. Et, tout aussi important, les enfants jouent à ce type de jeux entre eux à partir d'un certain âge. En voici un exemple type, entre un père et son enfant devant des images d'animaux. L'enfant apprend à reconnaître et à reproduire les sons émis par les différents animaux, à associer son, image et mot.
Le père : « Comment fait la vache ? [il montre la vache] Meuh ».
L'enfant : [il se borne à observer]
Le père : « Comment fait le chien ? » [il montre le chien] « Ouah. »
L'enfant : [il observe]
Le père : « Comment fait la vache ? »
[il montre à nouveau la vache puis attend...]
L'enfant : « Meuh »
Le père : « Oui ! »
Cet apprentissage nécessite plusieurs modalités et capacités sensorielles son, image, parole et il contient un ensemble d'interactions répétitives qui est bien implanté au bout d'un moment, de sorte que ce qui est attendu est clair. Le sens d'un mot nouveau, par exemple, ici, du nom d'un nouvel animal, peut être deviné grâce à sa position dans la phrase prononcée par le médiateur.
Pour les théoriciens de l'apprentissage social, l'apprenant ne reçoit pas passivement les données qui lui sont transmises mais teste ses connaissances en interagissant avec son environnement et avec les personnes qui s'y trouvent. Toute interaction est une occasion d'apprendre ou de mettre à l'épreuve des connaissances existantes. Il n'y a pas de dichotomie marquée entre une phase d'apprentissage et une phase d'utilisation.
Jouer aux devinettes. Enfin, l'une des caractéristiques de l'apprentissage social - probablement la plus importante illustrée par ce jeu - est que l'apprenant essaie de deviner les intentions du médiateur. Ces intentions sont de deux ordres. D'abord, l'apprenant doit deviner l'objectif que le médiateur cherche à lui faire accomplir. Ensuite, il doit deviner la manière de penser du médiateur : l'apprenant doit, dans une certaine mesure, développer une idée de ce que pense son interlocuteur, ce qui lui permet de comprendre ses ellipses de langage.
Un robot humanoïde apprendra-t-il un jour de cette façon à parler comme nous ? J'en doute fort, mais, au moins dans un premier temps, les expériences menées avec les robots nous aideront à tester des modèles scientifiques de l'apprentissage social et de le comparer systématiquement à l'apprentissage solitaire de type behavioriste. Pour cela, le robot doit d'abord remplir certaines conditions préliminaires. En particulier, il doit pouvoir interagir avec des interlocuteurs. Divers chercheurs en intelligence artificielle explorent actuellement ce sujet.
Ainsi, en 1998, au Massachusetts Institute of Technology, Cynthia Breazeal a mis au point Kismet , une tête animée dont les yeux sont des caméras et les oreilles, des micros4. Il est équipé d'un synthétiseur pour produire des sons. Ses traits sont stylisés, mais ils traduisent bien l'animation du visage. Il a déjà prouvé qu'il pouvait établir un espace d'attention partagée avec un expérimentateur. Ainsi, lorsque ce dernier saisit un objet et le déplace, Kismet le suit des yeux. Il peut aussi identifier et suivre des visages, reconnaître quand les gens montrent un objet du doigt, prendre la parole à son tour même si les sons qu'il produit n'ont aucun sens, identifier et exprimer des états émotionnels comme la peur, l'intérêt ou la joie ce qui n'est évidemment pas la même chose que d'éprouver vraiment ces émotions. Toutes ces fonctions sont essentielles pour l'apprentissage social. Elles ont été obtenues par la combinaison d'algorithmes de reconnaissance des formes et d'analyse de scènes avec des programmes perfectionnés d'intelligence artificielle qui construisent les modèles du monde et des individus qui participent à l'interaction.
Nous avons franchi une étape supplémentaire en explorant l'apprentissage social par les jeux de langage avec différents robots possédant les mêmes capacités que Kismet , notamment des dérivés d' Aïbo voir aussi l'encadré : « Les têtes parlantes ». Dans une première série d'expériences, un expérimentateur a proposé à Aïbo de jouer à la balle. Le chien robot percevait des images de la balle dans son environnement. Contrairement à ce qu'on pourrait naïvement croire, il est extrêmement difficile de déterminer que différentes images correspondent à un même objet, en l'occurrence à une balle. On ne voit en effet jamais celle-ci en entier. En outre, sa couleur change selon sa position et l'éclairage de la pièce. Parfois, l'algorithme de reconnaissance d'objets détecte la présence de plusieurs objets au lieu d'un seul, simplement à cause d'une tache de lumière sur la balle. Avec des objets plus complexes, l'aspect peut même être complètement différent selon l'angle sous lequel on regarde. Au lieu de se fier à une reconnaissance d'objet rigoureuse selon, les critères de l'intelligence artificielle classique, le robot utilise donc une approche fondée sur la mémoire sensitive du contexte. Il mémorise toutes les caractéristiques des situations d'apprentissage, aussi bien sa propre position ou les actions qu'il est en train d'effectuer que la distribution des couleurs dans la scène visuelle, et la reconnaissance d'objet se fait avec un algorithme de recherche de la situation la plus proche. L'avantage de cette technique est que le robot peut mémoriser à tout moment de nouvelles situations décrivant l'objet. Ainsi la caractérisation d'un objet est affinée en permanence.
Chien parlant. Ici, le rôle du langage est fondamental pour déterminer ce qui est une balle. Le médiateur choisit les situations qui servent d'exemples et donne son appréciation sur les performances du robot. En utilisant ces mécanismes, nous avons programmé une version améliorée d' Aïbo pour qu'elle utilise un vocabulaire restreint de mots ancrés dans son expérience sensori-motrice.
Ces premiers résultats sont encourageants. Nous sommes bien sûr encore très éloignés d'humanoïdes entièrement autonomes dont les capacités cogni-tives s'approcheraient, même de loin, de celles de l'homme. Mais la fabrication de machines est bien un moyen puissant pour mieux comprendre ce qui nous rend uniques en tant qu'humains, ne serait-ce que parce que ces machines constituent des points de comparaison. Nos travaux montrent qu'un ancrage dans le monde par l'intermédiaire d'un corps physique et l'appartenance sociale à une communauté sont d'une grande importance pour apprendre les concepts et le langage utilisés dans les communautés humaines. Si nous sommes intelligents, c'est en partie parce que nous vivons en société. Si nous voulons des robots intelligents, nous devrons beaucoup interagir avec eux.
1 L. Steels et R.A. Brooks, The Artificial life Route to Artificial Intelligence : Building Embodied Situated Agents , Lawrence Erlbaum Associates, 1995.
2 L. Steels et F. Kaplan, AIBO's F irst W ords. The S ocial L earning of L anguage and M eaning. Evolution of Communication , 41, 2001.
3 L. Steels, IEEE Intelligent S ystems , September/October 2001, p. 16.
4 C. Breazeal et B. Scassellati, Infant-like Social Interactions Between a Robot and a Human Caretaker, in Special Issue of Journal of Adaptive Behavior, Simulation Models of Social Agents , guest editor Kerstin Dautenhahn, 1999.
5 L. Steels et al. , in The Transition to Language , édité par A. Wray et al. , Oxford University Press, 2002.
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LA DANSE DES ABEILLES ... |
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Danse chez les abeilles
autre - dans mensuel n°310 daté juin 1998 à la page 52 (2967 mots)
En 1945, le prix Nobel Karl von Frisch découvrait que les abeilles butineuses indiquaient à leurs congénères restées à la ruche la localisation des meilleures fleurs en « dansant ». Depuis, de nombreuses recherches ont permis de comprendre la signification de ce « rock and swing », et même de le reproduire à l'aide d'un robot danseur. Mais si on en connaît de mieux en mieux les pas, de nombreuses interrogations persistent quant à leur enchaînement.
Lorsque les abeilles butineuses reviennent à la ruche au terme de leur exploration en quête de nourriture, elles exécutent des mouvements caractéristiques auxquels on a donné le nom de danse. Cette danse permet d'indiquer précisément aux autres butineuses l'emplacement des fleurs particulièrement intéressantes. Les abeilles ainsi recrutées s'y rendront à leur tour, connaissant la distance et la direction à suivre par rapport à la ruche et au soleil. Les recrues observent quelques danses, quittent la ruche et s'envolent. C'est ce qu'a découvert en 1945 le zoologiste autrichien Karl von Frisch1. Cette découverte et bien d'autres sur la vie des abeilles lui valurent le prix Nobel de physiologie et de médecine en 1973.
Un tel langage est exceptionnel dans le monde animal. Généralement, les systèmes de communication des animaux ne s'intéressent qu'aux événements immédiats, les concernant directement ou ayant trait à leur environnement possibilité d'accouplement, approche d'un prédateur.... Les abeilles, elles, utilisent un langage abstrait pour transmettre une quantité considérable d'informations sur des événements lointains.
Mais comment se déroule cette danse ? Quels mouvements effectue la danseuse pour indiquer le chemin à suivre ? Apprenons ensemble les pas de cette danse très expressive.
La danse se déroule normalement dans la ruche, sur les gâteaux verticaux de cire dont les alvéoles sont remplies de miel, les rayons. Dans un premier temps, la danseuse avance en ligne droite en s'agitant frénétiquement : c'est la course frétillante. Ensuite, elle effectue un mouvement circulaire, une fois par la droite et une fois par la gauche, en décrivant un 8. Quelques abeilles les réceptrices restent en contact étroit avec la danseuse pendant la majeure partie de la danse, avant de partir butiner à l'endroit indiqué fig. 1. Au cours de la course frétillante, la danseuse agite latéralement son corps quinze fois par seconde et émet avec ses ailes des vibrations sonores d'une fréquence de 280 Hz. Des analyses récentes de films vidéo à défilement rapide montrent que le mot « course » est trompeur2. En effet, si le corps se porte continuellement en avant, la plupart du temps les pattes restent fermement en contact avec le support. Cela permet à la danseuse de frétiller très rapidement, à la manière d'un pendule. Pendant une danse rapide, le corps tourne aussi autour de son axe longitudinal. On serait tenté de rebaptiser cette course frétillante « rock et swing », mais cette expression n'est guère appropriée dans un contexte scientifique.
Deux types d'expériences ont permis d'étudier les informations transmises au cours de la danse. On entraîne des butineuses à visiter un distributeur de nourriture offrant une solution sucrée. Lors de leur visite, elles sont marquées avec de la peinture. On étudie ensuite la danse de ces insectes marqués, en faisant varier l'emplacement du distributeur. Pour étudier le recrutement des réceptrices, on parfume légèrement l'eau sucrée du distributeur. On place ensuite des appâts parfumés à différentes distances de la ruche et dans différentes directions. Des observateurs placés près des distributeurs et des appâts comptent les visiteuses. Ces expériences montrent que les abeilles recrutées cherchent la cible approximativement à la distance et dans la direction indiquée par la danse. Il faut une odeur si l'on veut que les abeilles trouvent les appâts, car la danse ne renferme aucune information sur la forme ou la couleur des sources de nourriture les fleurs.
Au cours de la danse, l'angle formé par la direction de la course frétillante et la verticale indique l'angle que les recrues devront ultérieurement respecter entre leur ligne de vol et l'azimut solaire fig. 2. La vitesse des mouvements de la danseuse est inversement proportionnelle à la distance de la nourriture. Ainsi, plus la source est proche, plus l'abeille décrit un nombre élevé de 8 par unité de temps. L'indication de la direction sem-ble très stéréotypée chez toutes les abeilles mellifères. Il existe cependant des dialectes pour signifier la distance de la cible. Ainsi, une course frétillante toutes les trois secondes indique une distance de 500 m chez les abeilles italiennes, mais de 800 m chez les abeilles Carniola .
Les abeilles utilisent également le langage de la danse pour indiquer les emplacements d'eau, de résine utilisée pour boucher les fentes de la ruche et fixer les gâteaux de cire, et les emplacements favorables pour un nouveau nid pendant l'essaimage. Dans ces derniers cas, les butineuses peuvent marquer la destination avec une substance odorante sécrétée par une de leurs glandes.
Ce codage de l'information soulève plusieurs questions. Par exemple, comment la danseuse et les réceptrices compensent-elles les changements rapides de l'azimut solaire au fur et à mesure du déplacement du soleil dans le ciel ? Et comment déterminent-elles la position du soleil, si le ciel est couvert ?
Des danseuses très motivées peuvent danser pendant une heure, voire plus. Les réceptrices attendent souvent longtemps avant de quitter la ruche. En Europe centrale, en milieu de journée en été, l'azimut solaire change de plus de 20 degrés par heure. Les réceptrices feraient d'importantes erreurs de direction, si elles ne corrigaient pas le mouvement apparent du soleil.
De nombreuses expériences ont démontré que les abeilles, comme la plupart des animaux, ont une horloge biologique. Les danseuses peuvent ainsi ajuster la direction de leur danse en fonction du temps qui passe. De même, les réceptrices ajusteront progressivement les angles mémorisés pendant la danse. Karl von Frisch a montré que les yeux des abeilles, comme ceux des fourmis, étaient sensibles au plan de polarisation de la lumière. La polarisation du ciel est fonction de l'heure et de la position du soleil. Les abeilles peuvent donc profiter de cet atout sensoriel pour déterminer la position du soleil lorsque le ciel est couvert, à condition qu'un petit bout de ciel bleu soit visible. Plus tard, on a découvert que l'abeille était capable de reconstituer une carte de la polarisation moyenne du ciel à partir d'un échantillonnage de la lumière polarisée perçue par environ 150 facettes de son oeil composé3.
Au début des années 1970, Adrian M. Wenner et ses collègues de l'université de Santa Barbara en Californie ont publié une série de travaux remettant en cause ceux de Karl von Frisch. Ils affirmaient que la danse des abeilles n'était pas un vrai langage4. Certes, la danse renfermerait des indications sur la distance et la direction, mais les réceptrices se présentant au distributeur de nourriture ou à proximité auraient été guidées par des indices olfactifs. Les butineuses auraient établi une piste d'odeurs depuis la cible jusqu'à la ruche.
Cette controverse a suscité un vif intérêt non seulement dans le monde scientifique mais aussi dans le grand public. Cela s'explique sans doute par la réputation de Karl von Frisch, par son prix Nobel. Mais aussi certainement par le fait que de nombreuses personnes ont été étonnées de découvrir qu'un animal si éloi- gné des mammifères et des oiseaux, l'insignifiante abeille, était doté d'un système de communication aussi complexe et sophistiqué.
Pour vérifier l'hypothèse de Wenner, on a cherché à faire en sorte qu'une danseuse indique un autre emplacement que celui du distributeur, afin de voir si les réceptrices trouvaient l'emplacement indiqué par la danse. Deux sortes d'expériences ont été mises au point à cet effet. James Gould, professeur à l'université américaine de Princeton, a changé la direction indiquée par la danse grâce à une source lumineuse placée près de la danseuse5. Pour notre part, nous avons construit une danseuse robot capable d'envoyer les réceptrices à des endroits que le robot n'avait jamais visités6. Dans les deux types d'expériences, les recrues ont suivi les instructions de la danseuse, ignorant tout autre indice.
Déjà en 1927, le professeur anglais John Haldane prédisait : « Il semblerait que l'on puisse demain épier les conversations des abeilles et y participer après-demain. Pour cela il faudrait sans doute une abeille mécanique capable de faire les bons mouvements et peut-être d'émettre l'odeur et le son adéquats. Ce ne serait peut-être pas très rentable mais rien ne dit que c'est impossible 7 . »
C'est seulement quelques dizaines d'années plus tard qu'une telle « abeille mécanique » a été conçue. La mise au point d'une danseuse robot a été un pas important pour étudier les divers paramètres de la danse. Sans cet outil expérimental, on ne peut pas savoir avec certitude quel moment de la danse est déterminant pour l'orientation des réceptrices. En ce qui concerne la direction, par exemple, elles pourraient percevoir l'orientation de toute la figure ou seulement d'une de ses phases. Elles pourraient aussi observer la vitesse de la danse tout entière ou d'un seul frétillement pour déterminer à quelle distance se trouve la nourriture.
Depuis 1957, plusieurs tentatives infructueuses ont été faites pour orienter des abeilles grâce à des modèles mécaniques de danseuse. Dans tous les cas, les abeilles ont montré un grand intérêt pour les modèles mais sans pour autant suivre les indications transmises. Notre robot diffère des modèles antérieurs : il produit des courants d'air semblables à ceux que l'on observe à proximité des danseuses, et des abeilles vont effectivement butiner aux endroits indiqués par sa danse6.
Notre modèle est en cuivre recouvert d'une pellicule de cire d'abeille. De même longueur qu'une ouvrière, il est un peu plus large. Les ailes sont simulées avec un morceau de lame de rasoir qu'un électro-aimant fait vibrer. Un moteur à plusieurs vitesses fait tourner le modèle et le fait frétiller pendant la course frétillante. D'autres moteurs lui font décrire un 8. Durant de brefs arrêts, des « échantillons de nourriture » de l'eau sucrée aromatisée sont émis par un mince tube de plastique situé près de la « tête ».
Tous les moteurs sont pilotés par ordinateur. On peut donc contrôler tous les paramètres de la danse grâce à un logiciel. Cela permet de modifier isolément chaque mouvement et de créer des danses atypiques. A intervalles de trois minutes, l'ordinateur calcule l'azimut solaire et ajuste la direction de la course frétillante pour prendre en compte le mouvement apparent du soleil. Le modèle est installé sur le rayon inférieur, près de l'entrée d'une ruche d'observation à deux rayons. On ajoute à l'eau sucrée et à la pellicule de cire du modèle un léger parfum non familier aux abeilles. Des appâts avec le même parfum sont placés à différents endroits du champ et des observateurs comptent les abeilles qui s'en approchent. Pour étudier le transfert de l'information sur la distance, sept appâts sont placés à différentes distances dans la direction indiquée par le modèle. Dans les expériences sur la direction, huit appâts sont placés à intervalles égaux à 370 m de la ruche.
Nous avons commencé par déterminer l'efficacité du robot dans le transfert d'information avec des danses normales fig. 3. Nous avons ensuite utilisé l'ordinateur pour opérer des danses donnant aux abeilles des informations contradictoires sur la distance ou la direction. Le robot peut ainsi bouger rapidement pendant la course frétillante indiquant une distance courte et lentement durant le mouvement de retour indiquant une longue distance, et inversement. Les abeilles suivent les instructions données par la course frétillante et ignorent la durée du retour. De la même manière, on peut changer la place de la course frétillante dans le 8 pour que cette course et le 8 indiquent des directions opposées. Encore une fois, les abeilles obéissent aux instructions de la course frétillante. Celle-ci apparaît donc comme le « paramètre principal » dans le transfert de l'information concernant à la fois la distance et la direction. Au cours de la course frétillante normale, la danseuse frétille et émet des vibrations avec ses ailes. Nous nous attendions à ce que chacun de ces deux éléments joue un rôle particulier dans le transfert de l'information. Le premier pouvait indiquer la distance, le second attirer ou motiver les abeilles. Cette hypothèse n'a pas été confirmée par des expériences où frétillement et vibration des ailes étaient totalement ou partiellement dissociés. Il semble donc que ces éléments de la danse soient relativement redondants. La redondance du signal, on le sait, confère aux systèmes de communication une plus grande tolérance aux erreurs de transmission8.
Notre robot recrute généralement moins d'abeilles que les danseuses vivantes. Ce n'est sans doute guère surprenant, compte tenu de son caractère rudimentaire. On sait par ailleurs que les danseuses vivantes ont une température thoracique supérieure à 40 °C, soit 5 à 6 °C de plus que chez la plupart des autres abeilles de la ruche9. Nous avons testé un modèle doté d'un dispositif chauffant. Il a malheureusement suscité un comportement agressif chez les abeilles chaque fois que la température dépassait 34 °C. On ignore pourquoi.
Comme on l'a vu, les réceptrices semblent obtenir l'information sur la localisation de la nourriture principalement en « observant » la course frétillante de la danseuse. Etant donné qu'elles peuvent recueillir l'information dans l'obscurité totale, la vision ne doit pas forcément entrer en ligne de compte. Von Frisch a émis deux hypothèses. D'une part, les sons produits par la danseuse pourraient se transmettre aux réceptrices sous forme de vibrations qui se propageraient à travers le rayon de la ruche. D'autre part, les réceptrices pourraient être en contact avec la danseuse. Nous avons, pour notre part, découvert un champ tridimensionnel de courants d'air intenses autour de la danseuse, ce qui suggère une troisième hypothèse10. Les réceptrices se tiendraient à courte distance de la danseuse et percevraient la danse au moyen d'organes récepteurs sensibles au déplacement de l'air. Examinons brièvement ce qui peut étayer les trois hypothèses.
La reine émet des vibrations que l'oreille humaine perçoit comme des « tuts » et des « couacs », lorsque la colonie se prépare à essaimer. Les abeilles qui assistent aux danses peuvent aussi émettre des signaux signaux d'arrêt. Les abeilles ne sont pas sensibles au bruit produit, mais aux vibrations transmises au support. Ces vibrations se propagent dans le rayon de la ruche, sous forme d'ondes, perpendiculaires à la surface. Elles ont des variations d'amplitude assez importantes de 0,1 à 1 mm11. Des mesures des vibrations, utilisant un laser, réalisées à proximité de la danseuse, ont montré que les sons émis vibrations des ailes à une fréquence de 280 Hz ne sont pas transmis de cette manière par le support. Mais les rayons ont des structures complexes. Ainsi ce résultat n'exclut pas d'autres modes de transmission des vibrations produites au cours de la course frétillante. On a suggéré récemment que le frétillement latéral de la danseuse pourrait engendrer des vibrations parallèlement au plan du rayon12. Les tentatives de mesure de ces vibrations ont échoué.
Même si les danseuses produisent des vibrations, on voit mal comment elles véhiculeraient des informations spécifiques sur la distance et la direction de la source de nourriture. En outre, comme la communication par la danse a aussi lieu dans des essaims en l'absence de rayons, les vibrations du support ne sauraient jouer un rôle essentiel.
L'hypothèse selon laquelle les réceptrices recevraient des informations en touchant la danseuse a suscité de nombreux débats. L'analyse d'enregistrements cinématographiques classiques montre qu'à chaque instant moins de 25 % des abeilles présentes sont suffisamment proches de la danseuse pour la toucher10. Mais grâce à la résolution supérieure des bandes vidéo à défilement rapide, on s'est rendu compte que les réceptrices les plus actives peuvent toucher la danseuse avec une ou deux antennes. Ce contact ne peut pas fournir d'informations précises sur la position de la danseuse. En revanche, ces collisions renseignent manifestement la réceptrice sur sa position par rapport à la danseuse : sur le côté ou dans l'axe de l'abdomen. Dans le premier cas, les deux antennes touchent la danseuse en même temps, dans le second en alternance.
Les mesures du champ d'induction acoustique de la danseuse ont suggéré une autre hypothèse10. Le champ d'induction est la zone proche d'un émetteur sonore où l'oscillation des particules d'air est la plus rapide.
La danseuse bat des ailes, et l'air en mouvement peut atteindre une vitesse d'1 m/s très près des extrémités alaires. D'autres études ont révélé l'existence d'un champ tridimensionnel de courants d'air oscillant près de l'abdomen de la danseuse. Ces observations nous portent à croire que les réceptrices pourraient être informées de la position et de la vitesse de la danseuse par le déplacement d'air qu'elle provoque en dansant y compris lors du frétillement. Les abeilles pourraient détecter ces déplacements d'air avec leurs antennes. Comme des brins d'herbe agités par la brise, les antennes sont sensibles aux mouvements d'air engendrés par les sons. Ces vibrations sont perçues par un organe sensoriel situé à la base de chacune des antennes. Il est intéressant de noter que la plupart des réceptrices placent la tête dans la zone de mouvement d'air intense, très près de la danseuse. Comme la vitesse du courant d'air diminue en fonction du cube de la distance à la source, son rayon d'action est sans doute inférieur à la longueur d'une abeille. Ainsi, les réceptrices sont bien placées pour percevoir les courants d'air produits.
Pour lors, il ne s'agit encore que d'une hypothèse de travail. L'efficacité de la danseuse robot qui imite les courants d'air tend à prouver le rôle crucial des mouvements de l'air dans la transmission de l'information entre la danseuse et les réceptrices. Expérimentalement, d'autres biologistes ont pu entraîner des abeilles à répondre à des courants d'air oscillants semblables à ceux produits par la danseuse13. Mais les résultats de ces travaux ne semblent pas totalement concluants. Il n'est pas encore possible de décider avec certitude si l'hypothèse des courants d'air est valide ou non. D'autres études sont nécessaires pour trancher.
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LHC, un défi technologique sans précédent
physique - par Jacques-Olivier Baruch dans mensuel n°358 daté novembre 2002 à la page 68 (2689 mots)
Dans les 27 kilomètres de tunnel du futur LHC, les faisceaux de protons lancés à 7 milliards d'électrons-volts entreront en collision frontale pour recréer des conditions voisines du Big Bang. Les physiciens espèrent vérifier leurs théories, mais s'attendent aussi à quelques surprises. Le projet prend du retard et dépasse les 2 milliards d'euros.
Le pari est encore loin d'être gagné. Mais aujourd'hui, au pied des monts du Jura, près de Genève, à la frontière franco-suisse, les 2 600 physiciens, ingénieurs, informaticiens et techniciens du CERN, le laboratoire européen pour la physique des particules, oeuvrent ensemble pour mettre en oeuvre ce qui sera le plus grand accélérateur de particules au monde : le Large Hadron Collider LHC. Promoteur de ce projet gigantesque, le CERN a promis son ouverture pour l'année 2007.
Bâtir le LHC ? Une tâche difficile, ardue. Huit ans après la décision officielle, le projet a accumulé deux ans de retard et dépassé de 18 % son budget initial de 2,8 milliards de francs suisses environ 2 milliards d'euros. Témoin des difficultés que les ingénieurs et les physiciens du CERN rencontrent dans la mise au point de leur nouvel outil pour sonder la matière. Il faut dire qu'accélérer des centaines de milliards de protons à des vitesses proches de celle de la lumière, les faire se rencontrer 1 034 fois par seconde et analyser ces chocs dont l'énergie avoisine les 14 TeV* en détectant toutes les particules secondaires qui en ressortent, n'est pas une mince affaire sur le plan technologique. Surtout en ces temps de restrictions budgétaires pour les vingt Etats membres du laboratoire européen et cela malgré les apports financiers des Etats-Unis, du Japon, de la Russie, de l'Inde ou du Canada. Mais le LHC ne représente pas moins l'avenir du CERN, a estimé, le 21 juin dernier à Genève, le Conseil du laboratoire européen, qui a mobilisé à cet effet tout le personnel du centre de recherche. Le boson de Higgs, qui véhiculerait la masse des particules, n'a qu'à bien se terrer ! Le LHC pourra, espérons-le, aider les concepteurs de Susy, la théorie supersymétrique, à supplanter le modèle standard de la physique des particules et à résoudre la question de la masse manquante de l'Univers. De même, il pourrait se révéler un outil indispensable aux théoriciens des cordes pour dévoiler au monde les dimensions cachées de l'Univers.
Les physiciens en rêvent, mais ils n'en sont pas encore là. Pour l'heure, les bâtisseurs du LHC doivent faire face à des difficultés technologiques qui n'ont pu être totalement aplanies malgré les très nombreuses études qui se sont succédé depuis le début des années 1980. Quand, en 1994, la décision de construction est prise, le CERN se soucie d'économie : pas d'habitacle sur mesure pour le LHC mais une installation du nouvel accélérateur dans le tunnel du LEP, le collisionneur électron-positon, que l'on démontera. Premier défi technologique remporté par les ingénieurs : depuis février dernier, le tunnel circulaire de 26,659 kilomètres de circonférence, enfoui à environ 100 mètres sous la frontière franco-suisse, est vide après le démontage des derniers éléments du LEP.
Collision de protons
Ce ne seront donc plus des électrons et leurs anti-particules, les positons, qui seront lancés les uns contre les autres à une vitesse proche de celle de la lumière, mais des protons, 1 840 fois plus massifs. Dans le LHC, ils circuleront en sens inverse le long de deux faisceaux séparés qui ne se rejoindront qu'en quatre « places fortes » : les détecteurs ATLAS*, CMS*, ALICE* et LHC-b*. Les deux premiers détecteurs rechercheront le boson de Higgs, tandis qu'ALICE étudiera le plasma de quarks et de gluons né des interactions très énergiques entre des noyaux de plomb. LHC-b, quant à lui, recueillera des données sur l'apparent déséquilibre entre matière et antimatière.
Faire une place à ATLAS et CMS s'est révélé une tâche particulièrement complexe : notamment, les spécialistes du génie civil ont dû travailler alors que le LEP était encore en fonctionnement. Pour loger les deux dispositifs, deux gigantesques cavernes - et quatre puits de descente - ont dû être aménagées à même la molasse jurassienne un mélange de grès et de marne. 450 000 tonnes de déchets ont été évacuées et l'on a dû, parfois, congeler le sol pour éviter les infiltrations des sources souterraines. Les travaux d'excavation de la caverne d'ATLAS - 35 mètres de large, 55 mètres de long sur 40 mètres de hauteur - se sont terminés fin avril dernier. Non sans mal. Car, avec une telle hauteur de plafond, il a fallu creuser la caverne en deux fois ! Les entreprises suisse, allemande et autrichienne qui s'y sont attelées ont d'abord creusé le sol sur 12 mètres afin de pouvoir fabriquer la voûte, constituée de 11 000 tonnes de béton. Avant de continuer à creuser les 28 mètres restants, la voûte a été suspendue par 38 filins d'acier fixés dans des galeries d'ancrage situées 25 mètres plus haut. Reste aujourd'hui à terminer le bétonnage des murs de la caverne sur laquelle la voûte sera fixée définitivement... Et à commencer, à la fin 2003, à descendre les énormes détecteurs.
Supraconducteurs
Les quatre expériences devraient être prêtes pour l'ouverture du LHC en 2007, malgré de nombreux retards pris dans leur construction. Quant à préciser cette échéance... Tout dépendra de l'état d'avancement du coeur battant du nouvel accélérateur, l'anneau « lanceur » de protons. Le choix de ces particules massives, qui seront à la fois arme et cible, a un avantage... et beaucoup d'inconvénients. L'avantage est énorme : l'utilisation des protons permettra aux physiciens d'atteindre l'énergie colossale de 14 TeV par collision à comparer à la limite absolue d'environ 0,2 TeV atteinte par le LEP, le collisionneur circulaire d'électrons et de positons. Mais, revers de la médaille, la masse importante des protons a posé de nombreux problèmes technologiques lorsque l'on a envisagé leur accélération et leur maintien dans un faisceau étroit et circulaire de quelques millimètres de diamètre. Avec des aimants « normaux », la circonférence d'un accélérateur circulaire dévolu à cette tâche aurait dû avoisiner les 120 kilomètres ! Impossible, si l'on ne veut pas faire exploser les coûts. Dans le « petit » anneau circulaire de 27 kilomètres du CERN, la solution passe par la mise en oeuvre de champs magnétiques très puissants 8,33 teslas, susceptibles de dévier la trajectoire des protons de 0,6 millimètre par mètre. Même si cela ne s'est jamais fait à cette échelle, les ingénieurs n'avaient qu'une solution pour ne pas consommer trop d'énergie : les 1 248 aimants dipolaires de 15 mètres de long seront supraconducteurs. Ils n'opposeront ainsi aucune résistance au passage du courant intense requis de 50 ampères.
« Ce sont des objets technologiques extrêmement complexes », prévient le physicien du CERN Daniel Froidevaux. C'est le cas aussi des autres aimants - quadripolaires, sextupolaires ou octupolaires - qui doivent refocaliser les faisceaux de protons ou éliminer les courants de Foucault* induits dans les bobines. Il a fallu du temps - il en faut encore - pour concevoir et fabriquer en série ces dipôles supraconducteurs dont la bobine est constituée de câbles tressés de fils en niobium-titane insérés dans une matrice de cuivre. Pour la première fois dans l'histoire presque cinquantenaire du CERN, les prototypes ont été élaborés en collaboration avec des industriels qui ont évidemment remporté les marchés de leur fabrication. « Cette stratégie nous a permis d'obtenir une qualité très poussée tout en diminuant les coûts », affirme Luciano Maiani, le directeur général du CERN.
Le casse-tête technologique ne s'est pas arrêté là. L'un des aspects les plus ardus de l'entreprise LHC a consisté à se procurer 7 000 kilomètres de fils de bobines et à les tresser en câbles trapézoïdaux. Soit un poids total de 1 200 tonnes, ce qui représente, sur cinq ans, environ 30 % de la production mondiale de ces fils habituellement destinés aux appareils d'IRM imagerie par résonance magnétique nucléaire. Mais la qualité demandée pour l'accélérateur pureté, homogénéité, tressage des brins est bien supérieure. Sans compter que les 1 248 aimants doivent être identiques à 0,01 % près pour toutes leurs caractéristiques. Et, comme si la difficulté n'était pas assez grande, le câble doit être d'un seul tenant sur sa longueur de 650 mètres par aimant. S'il se cassait, comme cela s'est déjà produit, des morceaux d'au moins 165 mètres peuvent néanmoins servir aux câbles des aimants quadripolaires dont les spécifications ont été modifiées, dans ce sens, en 1995 : la récupération a du bon !
Hélium superfluide
Bris de câble ou de machine, problèmes de mise au point, défaut d'approvisionnement des fils, toutes ces raisons ont été invoquées pour justifier le retard d'environ un an pris par les industriels français Alstom-Jeumont, allemand Vaccumschmelze, italien Europa Metali, finlandais Outokumpu avec le Suisse Brugg et américain IGC. « Seul le Japonais Furokawa est ponctuel », précise Philippe Lebrun, le chef de la division LHC au CERN. Arrivés sur le site genevois, les câbles sont vérifiés, assemblés et retournés, avec tôles et divers composants, à Alstom-Jeumont, Noell ou Ansaldo afin qu'ils puissent finir d'assembler les aimants. Ce n'est pas aisé, car, pour cette première application des supraconducteurs pour des courants forts 50 ampères et des champs magnétiques pouvant atteindre 8,33 teslas, les bobines et les masses qui sont à leur contact doivent être immergées dans un bain d'hélium superfluide à 1,9 K - 271,3°C. Mis au point par un labo du CEA à Grenoble, le système de cryogénie est alimenté par une usine installée sur le centre genevois par l'Allemand Linde et le Français Air Liquide qui fournissent le fluide et le matériel acheté aux Tchèques et aux Japonais. Avec ses 27 kilomètres de tuyaux et ses 94 tonnes d'hélium, ce sera le plus grand centre de cryogénie au monde. Ses ingénieurs devront être attentifs au moindre changement de température pour conserver aux aimants leurs propriétés supraconductrices. Auparavant, il aura fallu ausculter les aimants un par un afin d'éviter que des points chauds ne se forment dans les bobines, rompant ainsi la supraconductivité et affaiblissant l'intensité du champ magnétique. Ces défauts sont habituels pour des câbles dont le tressage n'est pas exactement parfait. Avant de les déclarer bons pour le service, les ingénieurs du CERN doivent faire « quencher les aimants », c'est-à-dire provoquer l'apparition de ces points chauds afin que les fils supraconducteurs prennent leur place définitive et idéale. « On escompte bien obtenir 100 % de réussite. Mais on verra à la fin », avance le responsable des tests, Roberto Saban.
Ces tests sur aimants produits en série pour l'anneau accélérateur ne sont pourtant que routine par rapport à la mise en oeuvre de quelques exemplaires bien particuliers : les aimants des grandes expériences ATLAS et CMS. Leur conception a été internationale. Des travaux franco-anglais du CEA, de l'IN2P3 et du Rutherford Laboratory ont posé les bases, tandis que d'autres centres - INFN italien, ITH de Zürich Suisse, Fermilab américain - se sont chargés d'une partie des études de détail. Cette répartition des tâches résulte du système de financement de ces deux grandes expériences. Car, contrairement à l'accélérateur, le CERN n'est pas leur seul bailleur de fonds. Une grande partie de l'argent provient de pays volontairement contributeurs. Ainsi, ATLAS est le fruit du travail de 1 700 scientifiques issus de 150 laboratoires de 34 pays différents. CMS, pour sa part, n'a que 32 pays contributeurs. Un match met en compétition ces deux expériences similaires : il s'agit de rechercher le boson de Higgs et les éventuelles « sparticules » inventées dans le cadre de la théorie supersymétrique SUSY.
D'immenses détecteurs
Le gigantisme des deux installations est à l'image du défi à relever. Avec ses 12 500 tonnes, CMS est aussi massif que la tour Eiffel, aussi grand qu'un immeuble de cinq étages. Comme sa demi-soeur ATLAS, ce monstre ne doit rien perdre des quelque 100 000 particules issues de chaque collision proton-proton. Pour être le plus étanche possible, les énormes masses de métal et les instruments sont jointifs à quelques millimètres près. Une distance qui se réduit à rien, ou presque, quand les masses se déforment sous la force des champs magnétiques de 4 teslas 1 tesla pour ATLAS créés lors du fonctionnement du détecteur. ATLAS comme CMS sont formés de divers instruments installés en pelure d'oignon dans le but de détecter les diverses particules. Au centre, un trajectographe ou « tracker » détermine la trajectoire des particules chargées, leur vitesse, le signe de leur charge électrique et leur temps de vol depuis le point d'interaction. Viennent ensuite les calorimètres hadronique et électromagnétique. C'est par scintillation dans des cristaux transparents de tungstène et d'oxyde de plomb pour CMS, par ionisation dans un mille-feuilles de plomb plongé dans l'argon liquide pour ATLAS que seront détectés les électrons ou les photons issus de la désintégration du boson de Higgs... s'il existe. Seuls les neutrinos et les muons parviendront à s'échapper du système. Pas pour longtemps en ce qui concerne ces derniers. Une dernière couche les identifiera et mesurera leur impulsion et leur charge, tandis que les neutrinos seront comptabilisés par défaut en calculant la différence entre l'énergie de collision et la somme des énergies des particules détectées. Là encore, supraconductivité oblige, le tout est immergé dans un bain glacé à 4,5 K. Différence majeure entre les deux expériences ? Encore les aimants. Celui d'ATLAS est formé de trois fois huit bobines en forme de tore dont les plus grandes mesurent 25 mètres de long, une première mondiale pour la partie externe, et d'un solénoïde plus petit 2 teslas et 2 mètres de diamètre. Celui de CMS est plus classique mais plus robuste que ce qui a été fait auparavant : c'est un unique solénoïde, une grosse bobine de 7 mètres de diamètre fournissant un champ magnétique de 4 teslas. Afin de dissiper la chaleur, son câble de 2,5 kilomètres de long est inséré dans une matrice en aluminium pur à 99,998 %, elle-même enrobée de résine.
Garder la mémoire
Les obstacles ne sont pas seulement technologiques. Ils peuvent être aussi humains. Car un projet d'une telle envergure met à contribution plus de la moitié des physiciens des particules du monde : il faut communiquer, se comprendre, réaliser les documentations explicatives en même temps que les divers instruments. « Le LHC intègre des composants techniques réalisés dans toutes les régions du monde, avec des normes et des savoir-faire différents », écrit Philippe Lebrun [1]. La mémoire technique est un enjeu fondamental dont il a fallu tenir compte dès le commencement : la plupart des physiciens-concepteurs partiront à la retraite avant l'arrêt de leur expérience ! De plus, les méthodes de travail diffèrent d'un pays à l'autre. Ce que les chercheurs connaissent depuis longtemps, les ingénieurs ont dû l'apprendre sur place. « Je reviens de Russie, raconte Jean-Pierre Rifflet, ingénieur au CEA. Outre la langue, les études effectuées ne sont pas conduites de la même façon. Mais on s'y fait grâce à la documentation ». D'où l'importance de la mise en place d'une mémoire du projet, baptisée EDMS Engineering data management system. Elle fera le lien entre les générations : en 2015, par exemple, le successeur d'un ingénieur russe qui a mis au point, au Fermilab américain, un aimant supraconducteur installé au LHC genevois pourra, grâce à ce système, prendre note des divers paramètres de fabrication et des éventuelles modifications et formuler des recommandations.
Avec ses aimants, sa cryogénie, le nombre de chercheurs impliqués dans ses expériences, le CERN aura collectionné les records. Ses concepteurs ont eu aussi la folie des grandeurs... informatiques. Afin de gérer les 1015 octets de données reçus chaque seconde lors du fonctionnement des expériences, il a fallu trouver des systèmes de sélection, de stockage, mais surtout de calcul. Les ordinateurs du CERN ne suffisant pas, les physiciens veulent utiliser tous les ordinateurs de la planète : grâce au concept de grille Grid testé actuellement, chaque événement pourra être analysé par l'un des ordinateurs disponibles dans les laboratoires de la planète les créateurs de l'Internet et beaucoup d'autres spécialistes se sont engagés dans leur mise en réseau. En somme, quand on n'a pas la possibilité de réaliser seul ses projets, autant utiliser les moyens des autres : cette simple loi s'impose à tous, y compris aux nouveaux pharaons des particules.
Par Jacques-Olivier Baruch
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UN CERVEAU ARTIFICIEL ... |
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UN CERVEAU ARTIFICIEL ...
Dans les films de science-fiction, ils sont présents depuis longtemps, ces êtres artificiels doués d’une conscience semblable à celle des humains. Mais qu’en est-il dans la réalité ?
Imaginons que nous fabriquions un robot, appelons-le Robert, à partir d'un humain, disons Henri, volontaire pour devenir immortel. Pour ce faire, remplaçons petit à petit chaque partie du corps et du cerveau d'Henri par des prothèses électroniques et mécaniques diverses, en respectant scrupuleusement l'implémentation de chacun des états et transitions de ces éléments.
Image : © Dave Bredeson / Dreamstime
Dans la mesure où nous savons, par exemple, reproduire avec une très belle précision le fonctionnement d'un neurone, retirer un neurone biologique à Henri en le remplaçant par un neurone artificiel biologiquement plausible n'est pas un défi insurmontable. Ce sera toujours Henri, avec juste une microscopique prothèse neuronale à laquelle il ne fera pas plus attention que si nous lui avions posé une prothèse osseuse ou une greffe organique.
Voilà qui est encourageant ! Alors passons au deuxième neurone, puis à la dizaine, et ensuite... à la centaine, au millier, aux millions, aux milliards, et voilà Henri avec le tissu biologique de son cerveau remplacé par de l'électronique à peine futuriste. Si nous remplaçons en même temps le reste de son anatomie, Henri sera devenu un complet humanoïde. Mais, mmm... pouvons-nous encore dire « Henri » du reste ? Ne serait-ce pas plutôt quelque « Robert » ? Mais alors où, quand, comment s'est effectué le basculement ? Qui est devant nous : Henri en pleine conscience d'être resté lui-même ? Ou bien un zombie sans conscience de soi, qui n'est plus qu'une « intelligence mécanique » au sens le plus rudimentaire du terme ? Ou encore un « autre » être, un Robert qui a émergé de cette transformation artificielle ?
Ce qui est peut-être le plus étonnant ici, c'est que cette expérience de pensée n'est pas une facétie, mais a été avancée de manière tout à fait sérieuse par David Chalmers lorsqu'il a cherché à fonder l'étude de la cognition (voir sur Interstices le document Calculer / penser). La même expérience de pensée a été réfutée de manière tout autant sérieuse par un des plus grands philosophes de l'esprit, John Searle (voir Le cerveau, un ordinateur ? ).
Dans les deux cas, nous sommes bien au-delà des mythes de Frankenstein, du Golem ou de Pinocchio, de ces archétypes qui nous donnent facilement envie de croire à l'émergence d'une intentionnalité dès lors qu'un système trop complexe ou mystérieux se met à fonctionner en dehors de notre contrôle immédiat. Car cette controverse est une vraie problématique, par exemple pour les scientifiques qui travaillent en neurosciences computationnelles, cette nouvelle science du cerveau née des sciences informatiques. On constate en passant que l'informatique nous conduit à penser autrement des questions fondamentales à propos de notre esprit (voir La pensée informatique) .
Alors, ce robot humanoïde doté d'un cerveau artificiel à notre image... fait-il partie de notre futur ?
Il a contre lui l'argument de la complexité. Chez l’homme, on compte environ 100 milliards de neurones organisés en un réseau complexe qui connecte chaque cellule à environ mille à dix-mille autres, tandis qu'à chaque connexion correspondent des molécules définies par des centaines d’éléments. Pour se donner un ordre d’idée, c'est donc à un potentiel de plus de 1011 × 104 × 103 = 1018 éléments d’information que correspond l'information de notre cerveau. Un cerveau est donc un objet incommensurablement complexe. Le 21e siècle sera probablement le siècle de l'exploration et de la compréhension de cet incommensurablement complexe, comme le 20e siècle le fut pour l'incommensurablement petit de la matière et l'incommensurablement grand de l'espace. Pour l'heure, cet objet incommensurablement complexe, bien mieux structuré que tous les ordinateurs du monde, est donc bien au-delà de la portée de nos technologies les plus sophistiquées. Pour faire un nouveau cerveau intelligent, nous autres humaines et humains n'avons de solution à notre portée que de faire un bébé.
Il a contre lui aussi l'argument de l'évolution des espèces. Notre cerveau n'a pas vraiment entre 0 et 100 ans, car il ne s'est pas simplement développé depuis notre naissance, mais depuis des millions d'années, à travers l'évolution des espèces animales. Les capacités cognitives des systèmes nerveux ont émergé de myriades d'interactions sensori-motrices avec l'environnement, pour le pire en ce qui concerne les espèces disparues, pour le meilleur en ce qui concerne les branches survivantes dont nous sommes issus. Et donc, quels que soient les phénomènes qui ont conduit à l'apparition de notre cerveau, le moins qu'on puisse dire est que cela a pris un temps et un nombre d'essais-erreurs vertigineux.
Mais ces deux arguments ne sont pas les plus importants. Ils dénotent surtout une incompréhension des phénomènes associés à la complexité et de la manière de produire des systèmes complexes.
Les systèmes complexes sont fascinants car ils sont dotés de propriétés de stabilité, de robustesse, d'auto-référence, voire de reproduction, que nous aimerions maîtriser. Il est cependant aussi connu que ces propriétés ne sont pas présentes dans chacune des parties du système, mais dans leur assemblage, produit émergent de la dynamique de l'interaction de ces parties. Ceci est d'ailleurs une autre définition des systèmes complexes.
L'émergence est donc le mot-clé à mettre en avant ici. Ces propriétés que l'on cherche à reproduire, il ne faut pas les construire, il faut créer les conditions de leur émergence. En ce qui concerne le cerveau, ses propriétés émergentes vont des plus concrètes, par exemple, le groupement perceptif (c'est-à-dire l'assemblage de fragments perceptifs élémentaires permettant la sensation de perception d'un objet unique), à la plus abstraite, l'intelligence. Il ne s'agit là en aucune manière de s'attaquer directement à la réalisation de ces propriétés, mais bien à la réalisation du support qui pourrait leur donner naissance.
Une autre caractéristique de cette émergence est le nombre important d'agents élémentaires nécessaires à sa réalisation, qu'il s'agisse de neurones pour les fonctions cérébrales ou d'individus pour des fonctions sociales collectives. Les nombres à dix chiffres et plus peuvent bien sûr donner le vertige, mais, là aussi, réaliser un système de grande taille pour profiter de ses propriétés émergentes n'implique pas de reproduire un plan exact point à point, mais de développer de manière générique un motif avec des règles de fonctionnement locales. Créer une organisation sociale ne se fait pas en recopiant une société existante point à point, mais en définissant des règles de communication entre les individus. Créer un modèle de structure cérébrale ne doit donc pas se concevoir comme l'interconnexion de millions de neurones artificiels, mais comme la définition des règles de communication locales entre neurones que l'on déploie ensuite à grande échelle. Il ne faut pas oublier que, avant ses premières expériences sensorielles, l'architecture du cerveau d'un nouveau-né est codée dans ses gènes : il n'y a clairement pas assez de place pour la quantité d'information nécessaire au plan de câblage précis de millions de neurones, mais plutôt des indications génériques permettant de guider des faisceaux d'axones vers leurs cibles de connexion. Notons également que cette mise en perpective permet aussi de relativiser l'expérience de pensée de David Chalmers : dans ce contexte, remplacer un neurone en le reconnectant précisément n'a pas vraiment de sens...
Bien que ce point soit moins important ici, nous pouvons également relativiser l'autre crainte liée à la difficulté de reproduire la complexité, par insuffisance de la technologie actuelle. Maintenant que ce problème a été ramené à la reproduction extensive de modules de calcul locaux, nous sommes déjà beaucoup plus proches des techniques d'intégration de l'électronique. Quant à la quantité de processeurs nécessaire à un hypothétique cerveau artificiel, les courbes d'évolution annuelle des plus gros calculateurs du monde montrent que nous sommes sur la voie de la puissance de calcul cérébrale.
Mais, au-delà de ces aspects technologiques, la présente discussion permet surtout de nous focaliser sur les vrais problèmes, qui ne sont pas quantitatifs mais qualitatifs. La question du cerveau artificiel n'est donc pas relative à la masse de nos neurones qu'il nous faudrait reproduire, mais plutôt à la question des circuits locaux et des règles de plasticité qui régissent chacune de nos structures cérébrales. Et sur ce sujet, l'important est de souligner que les connaissances physiologiques nécessaires, voire parfois simplement anatomiques, ne sont pas toujours au rendez-vous. Pour autant, la balle n'est pas simplement dans le camp des neurosciences expérimentales : dans ce domaine comme dans de nombreux autres, la modélisation est devenue un outil d'investigation incontournable. Elle doit participer à la découverte des lois locales du cerveau. Et c'est ainsi que nous nous approcherons également d'une possible conception d'un cerveau artificiel.
Alors, existera-t-il un jour on non, ce cerveau artificiel ? À l'heure actuelle, impossible de le dire... Une chose est sûre, il n'est pas pour demain !
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