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DE LA BIOLOGIE MOLÉCULAIRE AUX SCIENCES COGNITIVES |
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Texte de la 3ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 3 janvier 2000 par Jean-Pierre Changeux
Le cerveau : de la biologie moléculaire aux sciences cognitives
François Jacob, a montré que les êtres vivants peuvent se décrire comme des états privilégiés d'organisation de la matière et qu'on peut rendre compte de leurs propriétés sans faire appel à d'autres forces que celles de la physique et de la chimie. Il a souligné que les progrès de la biologie moléculaire, la compréhension des êtres vivants au niveau des molécules et des atomes, a signé, en quelque sorte, la mort du vitalisme, l'appel à des forces vitales immatérielles. Qu'en est-il de notre cerveau et de ses fonctions ? Qu'en est-il de l'esprit humain ?
Mon propos ne va pas être de répondre d'une manière définitive à cette question difficile, mais de tenter d'étendre ce raisonnement, amorcé par François Jacob, à cet état d'organisation de la matière, beaucoup plus complexe que celui de la cellule bactérienne ou de l'embryon : le cerveau de l'homme.
Je tenterai à mes risques et périls d'illustrer la notion suivante : notre cerveau, l'organe de la connaissance, est une machine chimique, un système matériel, en constante évolution, à la fois refermé sur lui-même en un système conscient et ouvert sur le monde physique, social et culturel. Mais sa complexité, son adaptabilité, sa créativité sont telles que pour progresser dans le déchiffrage de son organisation fonctionnelle, il est indispensable de faire appel, simultanément, aux concepts et aux méthodes de disciplines jusque là souvent séparées, qui vont de la biologie moléculaire jusqu'à la psychologie ou la sociologie et, pourquoi pas, la philosophie. Ma conclusion sera qu'il n'est pas nécessaire de faire appel à des forces nouvelles, à de quelconques influences mystérieuses et immatérielles pour rendre compte de l'origine des productions les plus nobles de notre espèce et que l'on qualifie le plus souvent de "spirituelles".
Nous ignorons beaucoup de choses : ignoramus, mais je refuse de dire ignorabimus, nous ignorerons. Certes, notre savoir sur le cerveau est extrêmement limité. Il le restera sans doute encore longtemps. Mais, aucun scientifique ne peut accepter l'idée qu'il existe une frontière où la connaissance s'arrête même si ses connaissances seront toujours limitées par les modèles théoriques et les techniques qu'il emploie. Une des caractéristiques unique de la démarche scientifique, par rapport à tout autre activité humaine est qu'elle se trouve en perpétuel progrès. Nous sommes là pour participer à ce progrès de la connaissance. Le moment est venu de mettre à l'épreuve, un siècle après, cette proposition de Freud : « On doit se rappeler que toutes nos connaissances psychologiques sont provisoires et doivent un jour être établies sur le sol des substrats organiques. » Quel sont ces substrats organiques ? Des molécules, des processus physiques et chimiques ?
Après une brève présentation de quelques exemples de ces processus chimiques, je poursuivrai une démarche qui ne sera pas celle de la réduction mais celle de la reconstruction. Je choisirai parmi les molécules qui composent notre cerveau celles qui interviennent dans la signalisation entre les cellules qui composent ce cerveau. Je m'efforcerai de montrer comment on peut progressivement les réassembler, les recomposer pour obtenir, au moins d'une manière très schématique et encore provisoire, un système qui possède quelques propriétés caractéristiques du cerveau de l'homme.
Le cerveau humain est extrêmement complexe. Son anatomie chacun la reconnaît avec ses deux hémisphères, et leurs multiples sillons et circonvolutions, la substance grise, la substance blanche. Il se compose d'un nombre extrêmement élevé de cellules nerveuses, environ cent milliards, auxquelles s'ajoutent un nombre équivalent de cellules de soutien, ou cellules gliales. Les connexions qui s'établissent entre ces cellules nerveuses sont, elles aussi, d'une extraordinaire richesse, environ un million de milliards.
Plusieurs traits de l'organisation de notre cerveau signent notre appartenance à l'espèce humaine. Le cerveau de l'homme diffère sur plusieurs points du cerveau du singe même s'il s'en rapproche. Certes de nombreux terrritoires se retrouvent les deux espèces, comme ceux présents dans la commande motrice, dans la perception visuelle. Toutefois, d'autres modules chez le singe "explosent", en quelque sorte chez l'homme. C'est le cas en particulier des aires temporales et pariétales engagées dans la compréhension et la production du langage et, tout particulièrement, le cortex frontal, qualifié d'organe de la civilisation par le neurologue russe Alexandre Luria.
Notre cerveau est issu de l'évolution biologique, de l'évolution génétique qui fait descendre l'homme et le singe d'ancêtres communs. Mais il est aussi le siège d'autres types d'évolutions, de nature épi-génétique : d'abord l'évolution de l'individu, puisque, au cours du développement, les cellules nerveuses se multiplient et s'interconnectent les unes avec les autres, mais aussi l'évolution de l'environnement social et culturel au milieu duquel le jeune enfant va se développer, et qui va laisser son empreinte dans son cerveau en développement ; enfin on peut dire qu'une évolution de nos états mentaux se produit dans les temps psychologiques. Toutes ces évolutions que chaque individu possède en propre, tant sur le plan anatomique que sur le plan fonctionnel se nouent, dans notre cerveau, en une synthèse complexe et singulière d'organisation et de fonctions.
Le neurone
À la fin du XIXème siècle une révolution sans précédant inaugure les développements fulgurants des sciences du cerveau qui suivront. Les progrès de la microscopie optique et des techniques de coloration des cellules nerveuses conduiront l'anatomiste espagnol Santiago Ramon y Cajal à proposer une conception de la cellule nerveuse qui allait, à l'époque, contre l'opinion générale. Le débat portait sur la manière dont les cellules nerveuses possèdent de longs prolongements ramifiés : les dendrites et l'axone avec ses branches collatérales et son arborescence terminale. Mais deux théories s'affrontaient au sujet de leurs ultimes contacts : la théorie dite réticulariste et la théorie dite neuroniste.
La théorie réticulariste voulait que toutes ces cellules nerveuses formaient les unes avec les autres un réseau continu, qu'il y avait, en quelque sorte, des minuscules canaux, des fibres particulières qui réunissaient ces cellules les unes aux autres d'une manière continue. La thèse opposée, qui était défendue par Ramon y Cajal, était que ces cellules nerveuses formaient des entités uniques et indépendantes ou neurones qui étaient simplement juxtaposées les unes aux autres. Ces deux théories avaient aussi un substrat idéologique. Si ce réseau était continu, bien entendu, l'esprit allait s'engouffrer dans le réseau et passer plus facilement d'une cellule à l'autre ; si ces cellules étaient juxtaposées les unes aux autres, il y avait discontinuité, il fallait franchir cette barrière et cela posait un problème pour ceux qui voulaient qu'un esprit volatil circule à travers tout cela.
L'expérience a donné raison à Ramon y Cajal : les cellules nerveuses sont effectivement en contiguïté et non pas en continuité les unes avec les autres. La cellule nerveuse est une unité anatomique et fonctionnelle. Les terminaisons nerveuses se juxtaposent les unes avec les autres au niveau de structures spécialisées, qui furent appelées synapses par Sherington.
La communication chimique entre neurones
Notre cerveau n'est pas une machine inerte. Divers types de signaux circulent à l'intérieur de la machine neurale. Les principaux signaux sont des impulsions électriques qui circulent à une vitesse qui est inférieure à la vitesse du son et se retrouvent de la méduse au cortex cérébral de l'homme. Celles-ci se propagent le long de l'axone d'une manière discrète, de "tout ou rien", du corps cellulaire jusqu'à la terminaison nerveuse. Cette onde électrique élémentaire peut être mesurée par des équipements d'électrophysiologie, et son amplitude est de l'ordre de 100 millivolts, c'est-à-dire 1/10e de volt. La somme des activités électriques qui ont lieu dans l'écorce cérébrale peut être enregistrée sous forme d'électroencéphalogramme. Celui-ci sert couramment pour détecter des troubles de fonctionnement cérébral comme ceux qui donnent lieu aux crises d'épilepsie. Chaque onde électrique individuelle peut elle-même être expliquée intégralement par des transports de particules chargées, des ions, à travers la membrane. L'activité électrique élémentaire du cerveau se réduit sans difficulté à des processus strictement physico-chimiques, conclusion importante sur le plan philosophique et idoélogique, j'en prends le risque.
Ces ondes électriques élémentaires peuvent être évoquées par l'interaction avec le monde extérieur mais elles peuvent également apparaître spontanément. La pensée se manifeste comme un fonctionnement particulièrement complexe et élaboré de notre cerveau. Elle se produit de manière spontané sans être nécessairement soumise à une interaction avec le monde extérieur. Cela est rendu possible par la propriété singulière que possède la cellule nerveuse et donc le cerveau de produire une activité spontanée, des impulsions électriques intrinsèques qui peuvent néanmoins s'organiser dans le temps en oscillations, régulières ou en successions discrètes. Dans tous les cas, il s'agit de processus physico-chimiques. Mais cela soulève un nouveau problème.
Si la théorie du neurone est exacte, que va-t-il se passer au niveau du contact entre cellules nerveuses ? Comment l'onde électrique va-t-elle se propager d'une cellule nerveuse à l'autre par le truchement de la synapse ?
Au microscope électronique, la synapse se reconnaît par la juxtaposition de deux structures distinctes. D'abord la terminaison nerveuse identifiable par de petites vésicules dont nous comprendrons le rôle dans un instant a une taille qui est de l'ordre de grandeur d'une bactérie soit environ un micromètre. Elle se trouve juxtaposée avec la cellule suivante au niveau d'une structure membranaire dense aux électrons. Il y a donc un espace à franchir entre les deux faces de la synapse. La distance est suffisamment grande, de l'ordre de 0.15 à .25 micromètre, pour que le courant ne puisse pas passer directement d'une cellule à l'autre à travers la synapse.
C'est là que la chimie va intervenir de manière quasiment obligée comme relais à l'électricité, dans la plupart des synapses de notre système nerveux et tout particulièrement dans notre cerveau. Celui-ci contient des substances chimiques qui ont été identifiées au début de ce siècle et servent dans la transmission des signaux entre cellules nerveuses. On les a appelé de ce fait : neurotransmetteurs.
L'un d'entre eux s'appelle l'acétylcholine. Celui-ci est synthétisée dans la terminaison nerveuse et est stockée au niveau de la terminaison nerveuse dans ces vésicules que je viens de mentionner. L'influx nerveux, lorsqu'il envahit la terminaison nerveuse, entraîne, par un mécanisme d'électrosécrétion, la libération de ce neurotransmetteur dans l'espace synaptique, sous forme d'une sorte d'impulsion chimique, un saut de concentration qui va monter brutalement de l'ordre de 10-9 molaires à environ 10-3 molaires. Ce saut de concentration transitoire, bref, d'environ une milliseconde correspond à la transmission du message chimique entre la terminaison nerveuse et la cellule suivante. Cette impulsion chimique traverse l'espace synaptique par diffusion puis atteint la membrane post-synaptique. À ce niveau il va y avoir une conversion du signal chimique en signal électrique : une transduction chimio-électrique se produit. Ces synapses chimiques composent l'essentiel des synapses de notre cerveau. Ce mécanisme de relais chimique relativement simple dure de l'ordre de la milliseconde ou plus pour l'ensemble du processus. Cela crée une sorte de barrière temporelle, un temps critique dans le fonctionnement du cerveau. On peut s'étonner que le cerveau ne fonctionne pas avec des échelles de temps de l'ordre de la nanoseconde au lieu de la milliseconde ou même plus vite encore ? Parce que nos synapses, elles, ont des temps critiques de fonctionnement qui sont de l'ordre de la milliseconde et que la vitesse de propagation des signaux dans notre système nerveux impose des contraintes au fonctionnement de l'ensemble de notre cerveau. On ne réalise pas que ce qu'il est convenu d'appeler le temps psychologique est déterminé par des propriétés moléculaires aussi élémentaires.
Voilà quelques neurotransmetteurs : l'acétylcholine, la dopamine, la noradrénaline, l'acide gamma-aminobutyrique ou la glycine. Certains neurotransmetteurs, comme l'acétylcholine ou le glutamate sont des neurotransmetteurs excitateurs, c'est-à-dire qui vont provoquer la genèse d'un influx nerveux dans la membrane post-synaptique ; d'autres, comme l'acide gamma-aminobutyrique, sont des neurotransmetteurs inhibiteurs : ils vont bloquer le déclenchement d'un influx nerveux. Un même neurone peut synthétiser jusqu'à cinq ou six de ces neurotransmetteurs. Il dispose d'une palette chimique qui lui permet de communiquer avec un nombre relativement important de ses partenaires et de multiplier les possibilités d'interaction avec ces neurones.
Cette découverte suscite une question lourde de conséquences : dans quelle mesure ces substances chimiques interviennent-elles dans la régulation des grandes fonctions de notre cerveau ? dans notre psychisme ? On sait qu'un grand nombre de produits, auxquels on se réfère sous le terme de drogues sont actives sur notre système nerveux, comme la morphine ou le tétrahydrocannabinol. Quel est leur mode d'action ? L'ensemble des résultats récents obtenus sur ce thème démontre que la morphine est un analogue de structure de la leu-enképhaline, le tétrahydrocannabinol de l'anandamide : l'un comme l'autre sont des neurotransmetteurs de notre système nerveux central.
L'homme est allé chercher dans le monde naturel des plantes, diverses substances qui agissent sur son système nerveux central au niveau de ces grandes fonctions comme la motivation, la douleur ou le plaisir. Ces drogues sont, en quelque sorte, des représentations sociales des substances chimiques que nous avons dans notre cerveau.
La chimie de ces communications entre cellules nerveuses a été étudiée très en détail au cours des dernières années, d'abord au niveau de la libération de neurotransmetteurs. Divers types de molécules contribuent non seulement à la synthèse, à l'accumulation des neurotransmetteurs mais aussi à leur libération lors de l'arrivée de l'influx nerveux dans la terminaison nerveuse. S'est posée aussi la question de comprendre qu'est-ce qui se passe de l'autre côté de la fente synaptique, lorsque le neurotransmetteur entre en contact avec cette membrane pour créer un signal électrique, qui peut être un signal d'excitation - pour l'acétylcholine ou pour la dopamine - ou un signal d'inhibition, pour l'acide gamma-aminobutyrique ou la glycine.
Les récepteurs de neurotransmetteurs : de la chimie à l'électricité
La cible du neurotransmetteur, son récepteur, qui intervient dans la transduction chimio-électrique est aussi la cible de certaines substances pharmacologiquement actives, de drogues ou de poisons. C'est grâce à ces agents chimiques qu'elle a pu être identifiée dans la membrane post-synaptique.
Pour ce faire, il fallait trouver un tissu qui soit très riche en terminaisons nerveuses et homogène. Quel tissu utiliser pour isoler un de ces récepteurs de neurotrnasmetteurs ? Le travail initial a été réalisé avec le récepteur de l'acétylcholine qui est aussi celui d'une drogue fort utilisée, la nicotine. Notre cerveau, est extrêmement hétérogène ; il contient plusieurs dizaines de neurotransmetteurs, il inclut des centaines de types de neurones. Un poisson électrique, connu depuis la plus haute antiquité, la torpille, nous a offert ce tissu très homogène. L'organe électrique qui produit des décharges électriques de 20 à 50 Volt et plusieurs dizaines d'Ampère, se compose d'une immense collection de synapses toutes identiques entr'elles et dont le nombre est du même ordre de grandeur que celui des neurones de notre cerveau. Nous sommes partis de cet organe électrique, mais nous avions besoin, en plus, d'une étiquette chimique qui nous permette de suivre le récepteur à la trace et de l'identifier. Un serpent venimeux très dangereux, le bungare, nous l'a offert.
La raison de la toxicité du venin du bungare ou du cobra est qu'il contient des toxines qui agissent de manière extrêmement sélective sur certaines cibles privilégiées dont les synapses. La toxine de venin de type alpha agit au niveau de la jonction neuromusculaire un peu comme le curare et la bloque d'une manière extrêmement spécifique et quasiment irréversible. Rendue radioactive elle nous a permis d'aller à la pêche au récepteur de l'acétylcholine qui intervient dans la transduction du signal chimio-électrique dans l'organe électrique.
En microscopie électronique, ce récepteur se présente comme une rosette de 10 milliardièmes de mètre de diamètre, cinq pétales et un cSur hydrophile. Il s'agit d'une molécule de masse moléculaire 300.000, qui porte les sites de liaison du neurotransmetteur et qui contient également le canal ionique. C'est du couplage entre la liaison du neurotransmetteur et l'ouverture du canal ionique que résulte la transduction chimie-électrique.
Très récemment, le site actif d'un de ces récepteurs de neuromédiateurs, celui du glutamate, a pu être étudié par cristallographie et sa structure atomique résolue. La découverte importante faite par ces auteurs a été de se rendre compte qu'il existe une incroyable analogie de structure avec une protéine bactérienne qui fixe aussi des acides aminés comme le glutamate. Nous avons dans notre cerveau des molécules qui ont plus d'un milliard d'années puisqu'elles dérivent de protéines bactériennes qui ont conservé leur structure tout en changeant de fonction. Ceci illustre la proposition qu'avait faite François Jacob, dans son exposé introductif "qu'il y a une extraordinaire unité dans l'organisation moléculaire des êtres vivants".
L'analyse de la structure du canal ionique qui est associé à ce site récepteur permet de comprendre ce qui fait qu'un canal peut reconnaître un cation, donc être excitateur comme celui du récepteur de l'acétylcholine, ou reconnaître un anion, donc être inhibiteur comme celui du récepteur de l'acide gamma-aminobutyrique. Ces deux types de canaux interviennent directement dans le contrôle de nos fonctions cérébrales. Une excellente preuve, qui convaincra un nombre malheureusement élevé d'usagers, est offerte par le mode d'action de tranquillisants comme le Valium ou le Librium. Ces agents pharmacologiques, des benzodiazépines, interviennent, non pas directement au niveau de canal mais sur l'ouverture du canal associé au récepteur de l'acide gamma-aminobutyrique. C'est par la potentialisation de l'effet inhibiteur de ce récepteur que ces tranquillisants agissent sur notre système nerveux central.
Cette observation qui nous étonne par sa simplicité soulève la question décisive du mécanisme par lequel le neurotransmetteur, lorsqu'il se fixe sur son site, va ouvrir le canal ionique ? L'hypothèse que j'ai formulée, il y a bien des années, est que l'ouverture du canal ionique fait intervenir une sorte de déclic moléculaire, une commutation qui se déclenche quand le neurotransmetteur se fixe sur son site. Ce mécanisme de commutation moléculaire ressemble, sur bien des points, à celui observé avec des enzymes régulateurs bactériens et avec l'hémoglobine qui transporte l'oxygène dans nos globules rouges. Voilà donc le schéma qui est très largement validé, d'ouverture du canal ionique, de transduction du signal par le neurotransmetteur : un changement discret de conformation ouvre le canal quand le neurotransmetteur est présent, quand le neurotransmetteur disparaît, par diffusion, le canal se referme et le système retombe dans l'état de repos. C'est une sorte de serrure moléculaire qui s'ouvre et se ferme lorsque la clé neurotransmettrice y entre ou en ressort.
Il existe aussi d'autres états conformationnels des récepteurs qui sont importants pour des processus de plus longue durée, donc de mémoire. Ces états conformationnels n'apparaissent que quelques secondes à une minute après le début de l'application du neurotransmetteur. Les récepteurs de neurotransmetteurs interviennent donc non seulement dans des mécanismes de transduction qui servent à la transmission de signaux entre cellules nerveuses, mais dans des mécanismes de mémorisation, de conservation de traces de l'activité de notre système nerveux central au niveau de ces molécules présentes dans les synapses.
Ces récepteurs sont présents en très grand nombre dans notre cerveau mais également dans nos systèmes sensoriels, visuel, auditif, olfactif et aussi gustatif. Une extraordinaire palette de molécules sont susceptibles non seulement d'intervenir dans la réception de signaux physiques et chimiques du monde extérieur, des signaux lumineux, de signaux mécaniques comme de signaux auditifs mais aussi de contribuer aux activités internes de notre système nerveux central et, par voie de conséquence, aux fonctions supérieures de notre cerveau.
En conclusion, de toutes ces recherches qui ont été réalisées sur le récepteur de l'acétylcholine, sur le récepteur du glutamate et sur d'autres récepteurs même s'ils ne suivent pas exactement le même patron moléculaire, il apparait que nos activités cérébrales sont le fait non seulement d'activités électriques qui se propagent dans nos nerfs, mais également de transduction chimioélectriques par des systèmes moléculaires de neurotransmetteurs et de leurs récepteurs.
Nous sommes descendus de la cellule nerveuse à la molécule et de la molécule à l'atome, et jusque-là, nous avons fait appel à d'autres mécanismes, à aucune autre force qui ne puisse s'expliquer en termes matériels et physico-chimiques.
À partir de la connaissance du niveau moléculaire et de l'organisation des cellules nerveuses et de leur relation les unes avec les autres, je vais essayer, avec vous, et très rapidement, de remonter jusqu'aux grandes fonctions du système nerveux central
Molécules et cognition
Ces processus cognitifs engagent des architectures neuronales qui se situent à un niveau d'organisation beaucoup plus élevé que le niveau moléculaire et cellulaire. On ne peut progresser dans la jungle des synapses cérébrales qu'en construisant des modèles simples, et nécessairement fragmentaires, des circuits mis en Suvre par un comportement ou une fonction psychologique définie. Le modèle sera minimal, il ne sera certainement pas exhaustif. Stanislas Dehaene et moi-même avons concentré nos efforts sur le cortex frontal, un territoire du cortex cérébral dont la surface s'accroît de manière fulgurante du singe à l'homme.
Les neurologues ont imaginer des tests pour déceler chez les patients des lésions du cortex frontal. Si un patient a une lésion du cortex visuel, il ne voit plus ; s'il a une lésion du cortex auditif, il n'entend plus. La situation est simple. Trouver un test qui mette à l'épreuve le bon fonctionnement de ce cortex frontal est difficile. Il a été mis au point par des chercheurs américains de l'Université du Wisconsin - il a été appelé, de ce fait, le « test de tri de cartes du Wisconsin ».
Les cartes utilisées dans le test comportent des figures qui sont de couleurs, de formes et de nombres différents. Un ensemble de cartes de référence et une pile de cartes de réponse sont disposés devant le sujet. L'examinateur lui demande de classer les cartes de réponse suivant une règle. Le sujet prend une carte de réponse et essayer, par exemple, de la classer en fonction de la couleur. Si les croix sont de couleur rouge, il va donc classer cette carte avec la carte de référence qui a une couleur rouge. L'examinateur dit : « Oui, c'est bon. » Alors, il prend une deuxième carte dans la pile, qui est de couleur rouge. Il va la mettre en regard des cartes de couleur rouge, etc. jusqu'au moment où l'examinateur lui dit : « Non, ça ne va pas. ». L'examinateur, en fait, change de règle sans prévenir le sujet. Le patient doit découvrir que l'examinateur a changé de règle et qu'il applique une règle nouvelle qui va être, par exemple, le classement en fonction du nombre ou de la forme. Et ainsi de suite. Une sorte de jeu par essai et erreur se réalise ainsi entre le sujet et l'examinateur pour découvrir la règle de classement cachée. Le sujet, au bout de quelque jeux de cartes, va découvrir la règle que l'examinateur applique de manière tacite. Un patient avec une lésion du cortex frontal a des difficultés pour découvrir la nouvelle règle. Il se trompe, souvent il persévère de manière erronée dans la règle précédente. Il ne va pas se rendre compte qu'il y a eu un changement de règle. Une opération cognitive de compréhension est perturbée chez ce patient avec une lésion frontale.
Nous avons essayé de construire un modèle neuronal des processus cérébraux qui interviennent dans ce test du tri de cartes. Pour que le sujet puisse reconnaître une règle, il faut déjà que cette règle soit présente dans son cerveau, par exemepl sous la forme d'états d'activité d'ensemble de cellules nerveuses. La règle qui code pour la forme, la règle qui code pour la couleur et la règle qui code pour le nombre de ces figures sont "représentées" par ces états d'activités neuronaux. L'architecture du réseau a été conçue de manière telle que, à un moment donné, un seul groupe de neurones qui code pour la règle en cour est actif, les autres sont inhibés. Lorsque l'ensemble de cellules nerveuses codant pour la règle « couleur »va être actif, l'organisme donne une réponse telle que le choix de la carte va correspondre à la couleur, quelle que soit cette couleur. Si c'est la bonne carte, l'examinateur donne une réponse positive. Un autre système de cellules nerveuses intervient : les neurones de récompense qui vont transmettre au cerveau du sujet une réponse positive, en d'autres termes une récompense. Ces neurones dits de récompense libèrent un neurotransmetteur particulier, un neurotransmetteur qui stabilisent le groupe de cellules nerveuses qui a codé pour la règle « couleur ». Comment cette stabilisation se produit-elle ? En changeant ses efficacités synaptiques au niveau moléculaire, les récepteurs de neurotransmetteur seront figés dans des états conformationnels qui maintiennent, par exemple, l'auto-excitation du groupe de neurones codant pour la règle « couleur ». Le modèle propose que le cerveau du sujet contient un dispositif qui permet à l'organisme de mettre à l'épreuve une règle sur le monde extérieur, et si la réponse est positive, de consolider cette hypothèse
Voilà un schéma extrêmement simple d'un organisme artificiel qui réussit à passer le test de Wisconsin.
Les mécanismes de récompense que nous avons dans notre cerveau ont été explorés par Olds, il y a bien des années, à la suite d'une découverte faite quelque peu par hasard. Ce chercheur avait planté des électrodes de stimulation dans le cerveau d'un rat. Ayant noté une curieuse réaction de "plaisir" lorsqu'il envoyait une décharge électrique par l'électrode de stimulation, il construisit un dispositif par lequel le rat, en appuyant sur une pédale pouvait, lui-même, s'envoyer une décharge. Sa surprise fut grande lorsqu'il s'aperçut que le rat spontanément s'autostimulait. Si l'électrode est placée dans une zone correspondant à un certain nombre de neurones utilisant comme neurotransmetteur la dopamine, non seulement le rat prend plaisir à s'autostimuler, mais il ne s'arrête pas. Même s'il est privé de nourriture, même si un partenaire sexuel attractif lui est présenté, il continue de s'autostimuler. Il ne s'arrête que pour dormir et recommence pendant le restant de sa journée. Le même phénomène se produit si au lieu de se stimuler électriquement le rat s'injecte dans les veines une solution de cocaïne ou même... de nicotine.
Nous nous sommes intéressés évidemment à l'identification de la cible de la nicotine dans une expérience d'autostimulation. Nous avons utilisé pour cela une souris mutante qui a perdu un gène codant pour une sous-unité du récepteur de la nicotine. Cette souris est-elle modifiée ou pas dans ses capacités d'apprentissage et, en particulier, dans sa capacité de s'autoadministrer de la nicotine ? La souris est soumise à un test d'apprentissage dit d'évitement passif. Elle est placée dans un compartiment lumineux contigu à un compartiment obscur. Spontanément comme vous le savez les souris sortent la nuit. La souris entre dans le compartiment sombre. Et là, elle reçoit un choc électrique. Est-ce que la souris va se rappeler de son choc électrique le lendemain ? Si oui, elle va rester plus longtemps dans le compartiment éclairé et ne rentrera que plus tardivement dans le compartiment obscur. Si de la nicotine est injectée juste après que la souris ait reçu le choc électrique et que l'on mesure le temps qu'elle met pour entrer dans le compartiment sombre le lendemain, on constate que ce temps est plus long que chez les contrôles qui n'ont pas reçu de nicotine. La nicotine favorise la mise en mémoire du choc électrique déplaisant. La nicotine facilite un apprentissage aversif.
Chez le mutant, l'effet de la nicotine est perdu. Plus surprenant, la souris mutante, en l'absence de nicotine, reste un peu plu longtemps dans le compartiment éclairé que la souris sauvage, comme si elle possédait une meilleure capacité d'apprentissage. Cette même souris mutante a été soumise au protocole d'autostimulation chimique. La souris normale s'autoinjecte facilement de la cocaïne de manière spontanée. Mais il faut l'entraîner sur la cocaïne pour qu'elle s'auto-administre de la nicotine. Chez la souris mutante, il y a perte de l'auto-administration de la nicotine sans perte d'autoinjection de cocaïne. La souris n'est plus sensible à l'effet hédonique de la nicotine. Il existe donc une relation entre la capacité de la souris à effectuer ces tâches d'apprentissage et celle de s'auto-administrer de la nicotine.
D'abord, ce résultat est en accord avec l'idée que les systèmes de récompense interviennent dans l'apprentissage, comme le propose le modèle. Ensuite il montre qu'une lésion moléculaire, ici la perte du récepteur de la nicotine, modifie la tâche d'apprentissage. C'est une première et très simple mise en correspondance entre le niveau moléculaire et le niveau cognitif. Nous sommes évidemment très loin de la compréhension de tous les liens qui peuvent exister entre niveau moléculaire et niveau cognitif. Mais c'est un début.
Conclusion : l'âme au corps
Qu'en est-il de fonctions encore plus élaborées du cerveaucomme la conscience ? Nous sommes capables d'intervenir à ce niveau pour proposer des modèles, des schémas rudimentaires, mais nous sommes encore très loin davoir une parfaite compréhension des processus conscients. On peut dire qu'ils sont abordables sur le plan scientifique et c'est déjà beaucoup.
Ne nous laissons pas éblouir ni terroriser par ces recherches sur le cerveau. Pensons d'abord que le cerveau est extrêmement vulnérable et que cette connaissance de la chimie du cerveau nous permet d'évaluer cette vulnérabilité. De nombreuses maladies neurologiques et psychiatriques affectent notre cerveau. Maurice Tubiana, ce grand médecin, a écrit récemment que "les problèmes psychologiques et les maladies psychiatriques occuperont au XXIe siècle le devant de la scène médicale et heureusement les progrès des neurosciences donneront aux médecins des armes pour faire face à ces problèmes". La chimie du cerveau se dérègle par exemple au cours du vieillissement, entraînant morts cellulaires et dégénérescence des voies nerveuses. Il faut espérer que nous arriverons à trouver des médicaments qui la ralentissent ou, au moins, en minimisent les effets.
Pourquoi être effrayé de ces connaissances sur le cerveau ? Une meilleure connaissance de notre propre nature devrait, au contraire, nous aider à mieux nous comprendre.
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Texte de la 1ère conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le1er janvier 2000 par François Jacob
Qu'est-ce que la vie ?
Pour inaugurer dignement l'an 2000, qui ne signifie rien, sinon un salut à la gloire des zéros, on m'a demandé de répondre à la question : Qu'est-ce que la vie ? Cette question me paraît d'autant plus appropriée qu'elle n'a pas de réponse. Depuis qu'il y a des hommes et qui pensent, ils ont dû se poser une telle question. Chacun apprend rapidement qu'il est, tôt ou tard, destiné à mourir. Chacun a vu des animaux ou des humains morts. Chacun sait que la vie est un état éphémère. Chacun voudrait bien savoir en quoi il consiste. Le malheur est qu'il est particulièrement difficile, sinon impossible, de définir la vie. C'est un peu comme le temps. Chacun a une idée intuitive de ce qu'est le temps. Mais quand il faut le définir, on y arrive rarement.
Mais si chacun parle de la vie en relation avec la mort, rares sont ceux qui en parlent en relation avec les choses inanimées, avec les montagnes, les rochers, le sable, l'eau, etc. En effet, en science, la division entre vivant et non vivant est relativement récente. Jusqu'à la fin du XVIIIème siècle, on étudiait les animaux et les plantes. On comparait leur morphologie. On les classait. On faisait de l'histoire naturelle.
C'est seulement au début du XIXème siècle que plusieurs auteurs, dont Lamarck, s'intéressent aux propriétés des êtres vivants, par opposition aux objets inanimés et utilisent le mot biologie. Il est intéressant de noter que l'avènement de la biologie survient avec celui du romantisme. On commence à parler du vivant au moment du premier suicide de la littérature : celui du jeune Werther.
Longtemps savants et philosophes ont chercher à élucider la nature de la vie. L'idée de vie suggérait l'existence de quelque substance ou de quelque force spéciale. On pensait que la "matière vivante", comme on disait alors, différait de la matière ordinaire par une substance ou une force qui lui donnait des propriétés particulières. Et pendant des siècles, on a cherché à découvrir cette substance ou cette force vitale. En réalité la vie est un processus, une organisation de la matière. Elle n'existe pas en tant qu'entité indépendante qu'on pourrait caractériser. On peut donc faire l'étude du processus ou de l'organisation, mais pas de l'idée abstraite de la vie. On peut tenter de décrire, on peut tenter de définir ce qu'est un organisme vivant. On peut chercher à établir la ligne de démarcation entre vivant et non vivant. Mais il n'y a pas de "matière vivante". Il y a de la matière qui compose les êtres vivants et cette matière n'a pas de propriété particulière que n'aurait pas ce qui compose les corps inertes.
Si le vitalisme a duré si longtemps, si jusqu'au début du XXème siècle, beaucoup de biologistes ont encore invoqué une force mystérieuse pour animer les êtres vivants, c'est que de toute évidence la théorie qu'on leur opposait ne pouvait suffire. Ceux, en effet, qui considéraient que les êtres vivants ne sont pas fondamentalement de nature différente de la matière inanimée, estimaient avec Descartes que tous les organismes - à l'exception peut-être de l'homme - ne sont que des machines. Bien évidemment le modèle de la machine appliqué aux organismes est très insuffisant : on n'a jamais vu de machine s'autoconstruire, s'autorépliquer, ou se procurer toute seule l'énergie dont elle a besoin. Cependant cette idée n'a été finalement abandonnée que récemment.
Le premier et important coup a été porté au vitalisme par les chimistes. Comme les corps vivants et les corps inanimés semblaient être de nature différente, on estimait que les chimistes ne pouvaient fabriquer les constituants du vivant, appelés corps organiques. Mais en 1828, Frederik Wöhler réussit en laboratoire la synthèse d'une substance organique, l'urée, à partir de composants minéraux. C'était la preuve qu'il est possible au laboratoire de convertir les composés inorganiques en une molécule organique.
La fin du XIXème siècle a été pour la biologie une période d'exceptionnelle fécondité. C'est l'époque des grandes théories :
- La théorie des germes avec Pasteur. Les microorganismes avaient été découverts à la fin du XVIIème siècle, grâce à l'invention du microscope. Mais pendant longtemps on n'a su ni qu'en faire ni où les ranger. C'est seulement avec Pasteur que fut mis en évidence le rôle de ces petits êtres vivants dans les maladies de l'homme et des animaux ainsi que dans certaines industries, comme celles du vin et de la bière. En outre, Pasteur démontra que les microbes naissent des microbes et que la génération spontanée n'existe pas.
- La théorie cellulaire avec Schleiden chez les végétaux et Schwann chez les animaux. Tous les organismes sont faits de cellules. La cellule est l'unité du vivant. C'est le plus petit élément ayant toutes les propriétés du vivant. La reproduction se fait par la fécondation, c'est-à-dire la fusion de deux cellules sexuelles : spermatozoïde et ovule. Le développement de l'embryon se fait à partir de l'Suf ainsi formé, par la multiplication des cellules et leur différenciation en cellules spécialisées (musculaires, nerveuses, hépatiques, etc.).
- La théorie de l'évolution avec Darwin. Le monde vivant tel que nous le voyons autour de nous, y compris nous-mêmes les humains, est le résultat de l'histoire de la Terre. Les espèces dérivent les unes des autres par un mécanisme imaginé par Darwin et appelé sélection naturelle. En fin de compte, tous les êtres vivants descendent de un -ou d'un très petit nombre- d'organismes initiaux. Ce qui conduit à poser la question de l'origine de cet organisme, c'est-à-dire l'origine du vivant.
Au début du XXème siècle ce sont développées deux disciplines nouvelles : la biochimie et la génétique. La biochimie cherche à analyser les constituants et les réactions de la cellule. C'est avec elle que l'expérimentation trouve un accès à la chimie du vivant. Elle analyse un nombre considérable de réactions relativement simples. Elle suit les transformations par quoi se constituent les réserves d'énergie et s'élaborent les matériaux de construction.
Quand on analyse les composants de la cellule, on constate que celle-ci est formée de molécules de deux types : des petites molécules et de très grosses molécules. Les petites molécules sont formées par une chaîne de réactions successives. A chaque étape un petit groupe d'atomes est ajouté ou retranché. Chaque réaction est catalysée de manière spécifique par un enzyme particulier.
Les grosses molécules sont fabriquées de manière très différente. Ce sont des polymères formés par la répétition d'une même réaction. A chaque étape est ajouté un même type de petite molécule. Ces polymères peuvent ainsi contenir des centaines, voire des milliers de résidus. Il en existe deux sortes qui jouent chacune un rôle primordial dans la cellule :
- les acides nucléiques sont des polymères de ce que les chimistes appellent des bases puriques et pyrimidiques, présentes au nombre de quatre ; il en existe deux types : l'acide désoxyribonucléique (ADN) qui assure la conservation et la reproduction de l'information cellulaire ; l'acide ribonucléique (ARN) qui sert surtout aux transferts d'information.
- les protéines sont des polymères d'acides aminés dont il existe vingt sortes. Les protéines servent à déterminer les structures de la cellule et à former les enzymes, les catalyseurs des réactions chimiques.
Plus se précisent la composition des êtres vivants et les réactions dont elles sont le siège, moins elles se distinguent de celles réalisées au laboratoire. L'originalité des êtres vivants réside surtout dans les enzymes, dans leur fonction de catalyseurs. C'est grâce à la précision, à l'efficacité et à la spécificité de la catalyse enzymatique que peut se tisser le réseau de toutes les opérations chimiques dans l'espace minuscule de la cellule. Ces activités enzymatiques sont associées à la présence de protéines. Si la chimie des êtres vivants a un secret, c'est dans la nature et les qualités des protéines qu'il faut le chercher.
L'autres domaine nouveau, la génétique est née avec le siècle et a grandi avec lui. Les travaux de Mendel, exécutés et publiés dans les années 1860, n'avaient pas retenu grande attention. Ils sont "redécouverts" au début du siècle par plusieurs biologistes simultanément. Ils conduisent à l'idée que le "caractère", ce qu'on voit, est sous-tendu par une "particule" qu'on ne voit pas, qui est cachée au cSur de la cellule. Cette particule a été appelée "gène". Depuis lors, la génétique a poursuivi une recherche inlassable pour tenter de comprendre ce qu'est un gène, son fonctionnement, ses propriétés. Et plus nous avons appris, plus il est apparu clairement que les gènes se situent au cSur de toute cellule, de tout organisme, que la génétique sous-tend toute la biologie.
Le premier tiers du siècle a été occupé par une recherche de mutations chez divers animaux et végétaux ainsi que par des croisements entre organismes différant par plusieurs mutations. La démonstration qu'un gène donné occupe une position précise, qu'on peut lui assigner une place sur un chromosome particulier, date de 1910. L'arrangement linéaire des gènes sur un chromosome et la première carte génétique avec plusieurs marqueurs furent publiés en 1913.
Tant que les généticiens ont circonscrit leurs recherches à l'étude d'organismes complexes, ils ont surtout repéré des gènes gouvernant des traits de morphologie ou de comportement. Mais à la fin des années 1930 est apparu, chez les généticiens, un intérêt nouveau pour la biochimie. L'analyse génétique a été étendue aux microorganismes. Elle a permis de déceler des gènes déterminant des réactions biochimiques. Il est ainsi devenu possible de disséquer les voies métaboliques, d'établir l'ordre des réactions successives, de montrer que la catalyse de chaque étape, dont la protéine qui sert de catalyseur, est sous la dépendance d'un gène spécifique.
Pendant toute cette période, les gènes apparaissaient comme des "êtres de raison", des structures imaginaires requises pour rendre compte des faits connus. Personne n'en avait jamais vu. On ne pouvait ni les purifier, ni les mettre en bouteille. On les représentait le plus souvent comme d'hypothétiques perles enfilées sur d'hypothétiques fils, correspondant aux chromosomes. Avec les travaux montrant que c'est l'acide désoxyribonucléique, l'ADN, qui est porteur des traits héréditaires chez les bactéries et les virus, le gène jusque-là pure construction mentale, commençait à prendre de l'épaisseur, de la consistance.
Au milieu de ce siècle, survint un changement nouveau dans la manière de considérer les organismes vivants. Cette transformation, qui correspondait à la naissance de la biologie moléculaire, est partie d'une idée que l'expérimentation est venue étayer seulement après coup. L'idée était que les propriétés des êtres vivants doivent nécessairement s'expliquer par la structure et les interactions des molécules qui les composent. Cette conception était due à un groupe de physiciens notamment Bernal, Niels Bohr, Delbrück, Schrödinger pour qui toute explication biologique devait avoir une base moléculaire. Quitte à trouver des lois nouvelles qui, sans échapper à la physique, auraient pu n'être découvertes que chez les êtres vivants. Ce qui, jusqu'à ce jour n'a pas été observé.
C'est en pathologie qu'a été obtenue la première explication moléculaire avec l'étude de l'hémoglobine dans l'anémie falciforme. Mais c'est surtout la connaissance de la structure moléculaire de l'ADN qui devait prouver de façon éclatante le bien-fondé de la manière de voir des physiciens et donner un fondement à la biologie moléculaire. Avec la structure proposée par Watson et Crick venait se résoudre, dans les propriétés d'une molécule, l'une des plus grandes questions posées à l'humanité, l'hérédité.
La biologie moléculaire a tout d'abord centré ses recherches sur les structures les plus simples : bactéries et virus. L'avantage des bactéries, c'est que, à partir d'un individu, on peut, en quelques heures, obtenir une population homogène de quelques milliards d'individus. Et inversement, à partir d'une population de milliards d'individus, on peut isoler un mutant particulier pour peu que l'on sache imaginer un milieu sélectif permettant la multiplication de ce seul mutant. D'où l'intérêt de ces bactéries pour les biochimistes et les généticiens. Après les travaux de Pasteur, on ne s'est intéressé aux microbes que pour leur rôle dans les maladies des hommes et des animaux ou dans l'industrie. Telle était leur importance dans ces domaines que leur étude biologique en fut éclipsée. Au milieu de ce siècle, il devint clair que les bactéries étaient formées des mêmes composés chimiques que tous les organismes vivants. Et aussi que, comme les autres organismes, ils possédaient des gènes localisés sur un chromosome.
Les travaux effectués au milieu de ce siècle démontrèrent ainsi l'unité de structure et de fonction du monde vivant. Et pour l'étude de nombreux problèmes les bactéries apparurent alors comme un matériel particulièrement favorable. Quant aux virus, ils sont si petits qu'on peut les voir, non au microscope optique, mais seulement au microscope électronique. On s'est longtemps demandé si les virus étaient vivants. Aujourd'hui, la réponse est clairement non. Ce ne sont pas des organismes vivants. Placés en suspension dans un milieu de culture, ils ne peuvent ni métaboliser, ni produire ou utiliser de l'énergie, ni croître, ni se multiplier, toutes fonctions communes aux êtres vivants. Les virus sont dépourvus de tout équipement enzymatique. Ils ne peuvent se multiplier qu'au sein d'une cellule où ils ont pénétré par infection, en utilisant à leur profit l'équipement enzymatique de la cellule.
La biologie moléculaire est longtemps restée confinée à l'étude des bactéries et des virus. Les organismes multicellulaires demeuraient hors d'atteinte d'une telle analyse. Leur ADN présentait une complexité qui défiait les possibilités de la génétique moléculaire. Et puis, peu à peu, on a appris à manier cet ADN. On a trouvé le moyen d'en couper les longs filaments en des points choisis, d'en raccorder les fragments, d'en insérer des segments dans un chromosome. Toutes ces manipulations connues sous le nom de génie génétique. Il est ainsi devenu possible de manipuler les énormes quantités d'ADN contenus dans le génome des organismes complexes.
En quelques années, ce fut alors une transformation totale de la manière de considérer et d'étudier les êtres vivants, leur fonctionnement, leur évolution. L'exigence d'explication moléculaire a gagné les branches les plus diverses de la biologie, la biologie cellulaire, la virologie, l'immunologie, la physiologie, la neurobiologie, l'endocrinologie, etc. Dans la période qui a suivi, et dans laquelle nous sommes encore, cette nouvelle manière de voir le monde vivant a apporté, dans la plupart des domaines de la biologie, une extraordinaire moisson de données nouvelles. C'est une période de raffinement et d'exploitation. Un effort technologique sans précédent a permis d'affiner les méthodes en jeu dans l'analyse des macromolécules, acides nucléiques et protéines. Pour un étudiant commençant aujourd'hui et pénétrant pour la première fois dans un laboratoire, il est difficile d'imaginer ce qu'était, il y a encore vingt ou vingt-cinq ans, l'étude des protéines et surtout des acides nucléiques. Aujourd'hui, ce même étudiant apprend en quelques semaines à découper en morceaux le génome de n'importe quel organisme ; à isoler des fragments et purifier des gènes ; à en produire des grammes, à en faire la séquence ; à réassortir avec n'importe quel autre fragment d'ADN n'importe quel gène ou n'importe quelle séquence ; à injecter un gène dans une cellule et même dans le noyau d'un Sufs fécondé. Bref en quelques semaines, il apprend à bricoler en laboratoire, comme un vulgaire moteur de 2 CV, la molécule même de l'hérédité. La stupéfaction a été de constater que les chromosomes, ces structures naguère encore considérées comme pratiquement intangibles, sont en réalité l'objet de remaniements permanents, que la molécule de l'hérédité est raboutée, modifiée, coupée, rallongée, raccourcie, retournée. Bref que notre présence sur cette terre est le résultat d'un immense bricolage cosmique.
Car aujourd'hui, aucun biologiste ne met plus en doute que le monde vivant, tel que nous le voyons autour de nous, est le résultat d'une évolution qui a duré plusieurs milliards d'années. C'est un fait aujourd'hui admis même par l'Église catholique. Rien de ce que l'on a appris depuis 100 ans, et en particulier les résultats de la biologie moléculaire, ne peuvent s'expliquer sans la théorie de l'évolution. Il y a en biologie un grand nombre de généralisation mais fort peu de théories. Parmi celles-ci, la théorie de l'évolution l'emporte de beaucoup en importance sur les autres parce qu'elle rassemble, dans les domaines les plus variés, une masse d'observations qui sans elle resteraient isolées ; parce qu'elle lie entre elles toutes les disciplines qui s'intéressent aux êtres vivants ; parce qu'elle instaure un ordre dans l'extraordinaire variété des organismes et les unit étroitement au reste de la terre ; bref parce qu'elle fournit une explication causale du monde vivant et de son hétérogénéité. Mais si tout le monde biologique admet aujourd'hui le rôle de l'évolution dans la genèse du monde vivant, des désaccords subsistent sur certains aspects des mécanismes en jeu. C'est le propre d'une théorie scientifique d'être discutée dans ses détails et de donner lieu à de nouvelles recherches.
La biologie moléculaire permet d'éclairer plusieurs des questions qui se posent à propos de l'évolution. Ici je voudrais en évoquer seulement deux. La première est la question de savoir si -et comment- les molécules des différents organismes sont différentes. On a longtemps pensé qu'elles étaient entièrement différentes. Et même que c'était la nature de leurs molécules qui donnait aux organismes leurs propriétés et particularités. En d'autres termes que les chèvres avaient des molécules de chèvre et les escargots des molécules d'escargot. Que c'étaient les molécules de chèvre qui donnaient à la chèvre ses particularités.
Peu à peu, à mesure que s'amélioraient les moyens d'analyse des protéines et des gènes, à mesure qu'on étudiait des organismes plus nombreux, on s'est aperçu que certaines molécules, comme l'hémoglobine par exemple, ou les hormones, étaient les mêmes ou presque, chez les organismes très différents. Progressivement, il est ainsi apparu que tous les animaux, tous les êtres vivants sont apparentés à un point naguère encore soupçonnable. Gènes et protéines ne sont plus chacun des objets uniques, des idiosyncrasies propres à une espèce. On retrouve des structures extrêmement voisines d'une espèce à une autre. Mieux, dans une même espèce, on retrouve souvent des structures extrêmement voisines assurant des fonctions très différentes. En outre, on voit souvent des segments de séquence commune insérés parmi des séquences différentes. Gènes et protéines sont pour la plupart des sortes de mosaïques formées par l'assemblage de quelques éléments, de quelques motifs portant chacun un site de reconnaissance. Ces motifs existent en nombre limité, mille ou deux mille. C'est la combinatoire de ces motifs qui donne aux protéines leur infini variété. C'est la combinaison de quelques motifs particuliers qui donne à une protéine ses propriétés spécifiques.
L'élément de base, celui qui est directement impliqué dans la chimie de la cellule, c'est le site de reconnaissance contenu dans un domaine protéique. La reconnaissance moléculaire avait semblé, tout d'abord, limitée à l'interaction entre enzyme et substrat ou entre antigène et anticorps. On lui attribue maintenant le premier rôle dans toute une série de phénomènes : polymérisation des protéines pour former des structures telles que les protéines du muscle, le cytosquelette, les ribosomes, les capsides des virus ; interaction protéine-ADN dans la régulation de l'activité des gènes ; interaction récepteur-ligand dans toute une série de phénomènes, telle la transduction des signaux ou les interactions de cellules, l'adhérence cellulaire, etc. Nombre de sites de reconnaissance moléculaire persistent sans changement à travers toute l'évolution. De sorte qu'on les retrouve à peu près identiques chez les organismes les plus variés.
On voit les changements apportés ainsi dans la manière de considérer l'évolution biochimique. Tant que chaque gène, donc chaque protéine, était regardé comme un objet unique, résultat d'une séquence unique de nucléotides ou d'acides aminés, chacun d'eux ne pouvait se former que par une création nouvelle, de toute évidence hautement improbable. Mais l'existence d'importantes familles de protéines de structures identiques, la formation de protéines en mosaïque formées de motifs retrouvés dans de nombreuses protéines, ce fait surprenant que, au cours de l'évolution, les protéines conservent leurs motifs spécifiques et leurs sites actifs malgré une énorme diversification morphologique, tout cela montre bien que l'évolution procède de manière bien différente de ce qu'on avait cru jusque-là. En fait, l'évolution biochimique paraît fonctionner selon deux principes, concernant l'un la création de molécules nouvelles, l'autre leur sélection.
La part créative de l'évolution biochimique ne se fait pas à partir de rien. Elle consiste à faire du neuf avec du vieux. C'est ce que j'ai appelé le "bricolage moléculaire". Les premiers gènes ont dû se former à partir de courtes séquences de nucléotides, trente ou quarante. Ces segments se sont ensuite agrandis, soit en s'aboutant les uns aux autres, soit en se dédoublant chacun une ou plusieurs fois. On trouve, en effet, dans de nombreux gènes la trace de une, deux, trois ou même plusieurs duplications successives suivies de diversifications plus ou moins importantes. La duplication soit de segments d'ADN, soit de gènes entiers paraît être l'un des grands modes de bricolage moléculaire. C'est par duplications successives que ce sont formées les nombreuses familles de gènes comme ceux des hémoglobines, de nombreux facteurs de régulation ou les gènes de la famille des immunoglobulines qui remplissent des fonctions voisines, reconnaissance d'antigènes, adhérence cellulaire ou guidage des axones.
Second mode de production des gènes : le réassortiment de fragments préexistant pour former des gènes mosaïques. Là intervient aussi l'aspect sélection. Une formidable surprise a été de constater, chez les protéines, la persistance, presque l'intangibilité, au cours de l'évolution, des motifs de reconnaissance spécifiques. Cette stabilité, malgré l'énorme variété des espèces, s'explique par les fortes contraintes pesant sur ces sites de reconnaissance, base de toutes les interactions moléculaires ; donc de toutes les activités chimiques de la cellule. Il est nécessaire de conserver la spécificité des interactions moléculaires. D'où une inertie, à travers l'évolution, des structures en jeu. Cette inertie s'applique au segment d'un gène, un segment codant ou exon, qui détermine ce site de reconnaissance. Elle ne s'applique pas aux segments non codant du gène ou introns. Ni au voisinage, à la nature des segments qui jouxtent l'exon en cause. Introns et segments d'ADN voisins peuvent donc varier librement. D'où le second mode de bricolage moléculaire : le réassortiment de fragments d'ADN, d'exons, pour former des molécules mosaïques.
Une fois encore, c'est donc une combinatoire d'éléments en nombre limité qui produit une énorme variété de structures pour former les principaux constituants cellulaires. L'évolution biochimique ne repose que secondairement sur des mutations comme on l'avait longtemps cru. Elle est due avant tout à la duplication de segments d'ADN et à leur réassortiment. Dans cette évolution existent de véritables points fixes, des îlots formés par les sites de reconnaissance spécifique. Autour des segments d'ADN qui les codent, s'échangent plus ou moins librement, comme une sorte de ballet, d'autres fragments d'ADN. Dans ces conditions, les structures de base, les sites de reconnaissance se retrouvent dans tous les organismes dans des contextes qui peuvent être à chaque fois différents. L'ensemble du monde vivant ressemble ainsi à une sorte de Meccano géant. Les mêmes pièces peuvent être démontées et remontées de façon différente, de manière à produire des formes différentes. Mais à la base, ce sont toujours les mêmes éléments qui sont utilisés.
La structure en mosaïque des gènes et des protéines donne à celles-ci des possibilités d'interactions multiples. La formation de complexes protéiques, parfois très volumineux, accroît encore des possibilités. C'est ainsi que pour réaliser certaines opérations de base de la cellule, comportant des réactions et interactions multiples, des ensembles spécifiques sont mis en Suvre. C'est le cas notamment d'opérations impliquées dans la division de la cellule ou d'interactions cellules-cellules ou de certaines étapes de morphogenèse. Les gènes d'un ensemble qui assure de telles opérations sont liés par les reconnaissances cellulaires qui associent étroitement leurs produits. L'ensemble des gènes qui gouvernent la division de la cellule sont les mêmes chez la levure et chez l'homme. Ils ont conservé leurs fonctions et une bonne part de leurs structures au long d'une évolution qui s'étend sur plus de cinq cent millions d'années. De tels ensembles ont été baptisés "syntagmes" par Antonio Garcia-Bellido. Ils fonctionnent comme des sortes de modules utilisés dans l'architecture de toutes les cellules.
C'est aussi une construction en modules régis par des ensembles de gènes que l'on observe dans le développement embryonnaire de nombreuses espèces. Peut-être même de toutes. Les organismes, insectes notamment, paraissent se développer sous forme de segments répétés, c'est-à-dire de modules multicellulaires. Tout d'abord identiques, ces modules se différencient secondairement de manière spécifique sous l'effet d'ensembles de gènes régulateurs, tels les homéogènes. Le rôle de ces gènes est de modifier les règles qui régissent le développement du module type. Ils définissent ainsi un territoire bien défini et donnent à chaque segment une identité particulière. Chacun de ces territoires, de ces segments est défini par la combinaison de plusieurs homéogènes qui fonctionnent en parallèle dans les mêmes cellules. De la même façon, la différenciation terminale, qui produit les différents types cellulaires observés dans le corps, utilise des ensembles de gènes conservés qui opèrent de concert. Par exemple, pour produire cellules musculaires ou cellules nerveuses chez tous les organismes étudiés, du nématode à l'être humain. Le monde vivant comprend des bactéries et des baleines, des virus et des éléphants, des organismes vivants dans les régions polaires à -20°C. Mais tous ces organismes présentent une remarquable unité de structures et de fonctions. Ce qui distingue un papillon d'un lion ou une poule d'une mouche, c'est moins une différence dans les constituants chimiques que dans l'organisation et la distribution de ces constituants. Parmi les groupes voisins, les vertébrés, par exemple, la chimie est la même. Ce qui rend un vertébré différent d'un autre, c'est plus un changement dans le temps d'expression et dans les quantités relatives des produits des gènes au cours du développement de l'embryon que les petites différences observées dans la structure de ces produits.
Dans la nature, la complexité naît souvent d'une combinatoire : combinatoire de particules pour former les atomes, combinatoires d'atomes pour former les molécules, combinatoire de cellules pour former les organismes. C'est aussi le processus qui sous-tend la formation des gènes et des protéines : combinatoire de fragments ayant chacun une fonction spécifique et qui se réassortissent à l'infini pour jouer des rôles variés. Un petit nombre de ce ces fragments d'ADN suffit ainsi à former un nombre considérable de gènes.
Une surprise a été de découvrir à quel point les molécules sont conservées au cours de l'évolution. Pas seulement les protéines de structure comme les hémoglobines des globules rouges, les actines et les myosines des muscles ou les kératines des cheveux et des ongles. Pas seulement les enzymes comme la pepsine et la trypsine qui interviennent dans la digestion ou les cytochromes qui interviennent dans la respiration. Mais aussi les protéines de régulation qui dirigent par exemple le développement de l'embryon et déterminent la forme de l'animal. Deux exemples suffisent à montrer cette surprenante conservation des molécules. Chez la mouche, qui jouit d'un long passé génétique, ont été mis en évidence les gènes qui assurent, dans l'Suf, la mise en place des axes du futur embryon, puis ceux qui déterminent le destin et la forme de chacun de ces segments. A la stupéfaction générale, ces mêmes gènes ont été retrouvés chez tous les animaux examinés : coup sur coup, grenouille, ver, souris et homme. Qui eut dit, il y a encore quinze ans, que les gènes qui mettent en place le plan d'un être humain sont les mêmes que ceux fonctionnant chez une mouche ou un ver. Il faut admettre que tous les animaux existant aujourd'hui sur cette terre descendent d'un même organisme ayant vécu il y a six cent millions d'années et possédant déjà cette batterie de gènes.
Autre exemple non moins saisissant : les yeux. Il existe, chez les animaux, toute une série d'yeux bâtis sur des principes très différents. Notamment l'Sil à facettes des insectes et l'Sil à cristallin des céphalopodes et des vertébrés. Si différents que puissent être ces deux types d'Sil, ils utilisent pour leur construction, les mêmes gènes bricolés de façon différente pour produire des organes remplissant une même fonction mais d'architectures très différentes. Au cours de ce demi-siècle, on est ainsi allé de surprise en surprise. Au point que dans les quinze dernières années a émergé du monde vivant une vision complètement nouvelle.
Je voudrais discuter ici d'un autre problème, un redoutable problème qui vient en corollaire à la théorie de l'évolution. C'est la question de l'origine du vivant, de l'origine de la vie. D'un côté, Pasteur a montré une bonne fois pour toutes que la génération spontanée n'existe pas. Après lui, il n'y a plus de mouches qui naissent de vieux chiffons. Le vivant vient du vivant. Toute cellule vient d'une cellule. D'autre part, après Darwin, les espèces dérivent les unes des autres. Elles dérivent toutes de un ou d'un très petit nombre d'organismes très simples. D'où la question : comment s'est formé le premier organisme vivant ?
On estime aujourd'hui que la Terre s'est formée il y a quatre milliards et demi d'années. Combien de milliers d'évènements, totalement indépendants dont chacun aurait pu ne pas avoir lieu, ont dû se produire pour que se créent l'univers, notre galaxie, le système solaire et la Terre avec les conditions nécessaires à la vie, conditions qui n'existent pas sur les autres planètes du système solaire : l'eau, la distance au soleil qui permet juste de n'avoir ni trop chaud, ni trop froid. Pour évoquer l'origine de la vie, les biologistes doivent déployer toutes les ressources de leur imagination.
Le vivant semble être apparu assez vite, probablement moins d'un milliard d'années après la formation de la Terre, sous forme de ce qu'on pourrait appeler une "protobactérie". Qui dit vivant dit reproduction. Mais l'appareil de reproduction tel qu'on l'observe aujourd'hui chez l'organisme le plus simple, chez la bactérie la plus modeste se relève déjà d'une redoutable complexité. Car la seule duplication de l'ADN met en jeu un grand nombre de protéines. La synthèse de chacune de celles-ci exige un nombre et une diversité de macromolécules plus considérables encore. Cela pour la seule duplication de l'ADN. Sans parler de toutes les autres fonctions et réactions chimiques qui s'accomplissent au sein de la cellule bactérienne moderne. Il est donc exclu qu'un tel système soit sorti ainsi tout armé de la cuisse de Jupiter. D'où la nécessité d'imaginer des scénarios plus ou moins plausibles dans lesquels se serait progressivement construite une telle complexité.
Selon le scénario actuel, le monde vivant tel que nous le connaissons et que domine l'ADN aurait été précédé par un monde où c'était l'ARN qui l'emportait en fonctionnant aussi bien pour la reproduction que pour la catalyse de certaines réactions. Inutile de dire que la mise en place de ce monde à ARN et le passage à un monde à ADN impliquent un nombre considérable d'étapes toutes plus improbables l'une que l'autre. Il est vraisemblable que l'on pourra préciser certains aspects de ce scénario, affiner certaines des hypothèses. Mais beaucoup de celles-ci ne se prêtent ni à une reconstruction en laboratoire, ni à une vérification expérimentale. En d'autres termes, s'il paraît clair que microbes, champignons, plantes, animaux, humains, bref nous autres vivants, nous descendons tous de quelque protobactérie initiale, nous ne sommes pas près de connaître dans le détail le véritable visage que présentait notre ancêtre commun.
Quand on considère l'origine de la vie, il faut admettre que, en quelque huit ou neuf cent millions d'années, des milliers d'évènements, chacun fortement improbable, se sont succédés pour permettre le passage d'une Terre sans vie à la vie d'un monde à ARN puis à un monde à ADN. De toute évidence, une pareille histoire paraît aux non initiés aussi difficile à accepter que la Création racontée par la Théogonie d'Hésiode, ou par les Upanishads ou par la Bible. Et encore, les récits mythiques semblent-ils bien souvent plus près du sens commun que les discours des biochimistes et des biologistes moléculaires.
Quant à ces derniers, placés devant les difficultés d'un problème qui risque de ne pas recevoir avant longtemps de solution, ils ont recours à trois hypothèses possibles. Les uns, et parmi les plus grands, considèrent l'apparition de la vie sur la Terre comme tellement improbable qu'ils préfèrent, mi par jeu, mi-sérieusement invoquer une sorte de panspermie. Des germes vivants seraient arrivés sur la terre à bord d'un vaisseau spatial envoyé d'une planète lointaine par une civilisation plus évoluée que la nôtre. Ce qui, bien entendu, ne fait que reculer le problème d'un cran. C'est l'opinion la plus rare.
D'autres considèrent que l'apparition du vivant sur la Terre était tellement improbable qu'elle ne s'est sans doute produite qu'une seule fois. Elle résulte d'une suite d'évènements, dont chacun aurait pu ne pas se produire, qu'il aurait aussi bien pu ne jamais y avoir de monde vivant sur la Terre. Les mêmes scientifiques ont également tendance à croire qu'il n'y a probablement pas d'autres habitants, et notamment pas d'autres habitants conscients dans l'univers.
Enfin, une troisième catégorie de scientifiques montre une attitude toute différente. Ils considèrent que toutes les étapes impliquées dans l'avènement d'un monde à ARN, puis dans le passage à un monde à ADN, sont des réactions chimiques ordinaires. Elles ne peuvent donc manquer de se produire si suffisamment d'occasions, donc de temps, leur sont données. Pour eux, le vivant ne pouvait donc pas ne pas se former sur la Terre. En outre, sensibles aux arguments des astrophysiciens pour qui l'univers contient un grand nombre de planètes dont les propriétés doivent être semblables à celles de la Terre, ils considèrent qu'il doit exister, dans l'univers, un grand nombre de foyers de vie et même probablement de vie consciente.
En l'état actuel des connaissances, le choix entre ces deux dernières options est avant tout une question de goût. Certains préfèrent cultiver l'exception que représenterait une vie restreinte à la Terre et, comme conséquence, l'unicité de la conscience humaine pour réfléchir sur l'univers et ce qui l'habite. Les autres, au contraire, préfèrent croire à la banalité du vivant dont ils pensent que les propriétés sur d'autres planètes ne pourraient être très différentes de celles observées sur la Terre. Convaincus, d'autre part, qu'une fois mise en route la vie doit nécessairement conduire à la conscience, ils s'efforcent de trouver des moyens d'entrer en contact avec les autres civilisations qui, d'après eux, doivent occuper d'autres régions de l'univers.
Jusqu'ici, toutefois, aucune trace d'un signal venu de la galaxie ou d'autres galaxies n'a pu être obtenu. Dans une série d'observatoires distribués à travers le monde on s'efforce de déceler un tel signal en utilisant les longueurs d'ondes les plus variées. Jusqu'ici en vain. Il faut dire qu'il y a des questions de distance ! Récemment l'attention a été attirée sur une météorite qui pourrait venir de la planète Mars et qui pourrait contenir une structure rappelant celle des plus vieilles structures vivantes trouvées sur la Terre. Mais les arguments avancés ne sont guère convaincants. Cette affaire paraît relever de la publicité pour la NASA en vue de ses prochains vols spatiaux vers Mars.
On voit ainsi que la science a, depuis un ou deux siècles, considérablement réduit ses ambitions par les questions qu'elle pose et les réponses qu'elle cherche. De fait, le début de la science moderne date du moment où aux questions générales se sont substituées des questions limitées. Où au lieu de se demander : "Comment l'univers a-t-il été créé ? De quoi est faite la matière ? Qu'est-ce que la vie ?", on a commencé à se demander : "Comment tombe une pierre ? Comment l'eau coule-t-elle dans un tube ? Quel est le cours du sang dans le corps ?". Ce changement a eu un résultat surprenant. Alors que les questions générales ne recevaient que des réponses limitées, les question limitées se trouvèrent conduire à des réponses de plus en plus générales. Cela s'applique encore à la science d'aujourd'hui. C'est pourquoi on n'interroge plus la vie aujourd'hui dans les laboratoires. On ne cherche plus à en cerner les contours. On s'efforce seulement d'analyser des systèmes vivants, leurs structures, leurs fonctions, leur histoire.
Il ne faut donc pas demander au scientifique de définir la vie. Mais chacun de nous sait ce qu'est la vie. Chacun de nous sait combien elle est fragile. Chacun de nous en connaît l'infini du possible et la merveilleuse diversité. Chacun de nous sait qu'il n'est pas sur la terre de bien plus précieux que la vie. Que c'est même le seul bien de ce monde. Que de donner la vie, ou plutôt transmettre la vie à un enfant, est l'acte le plus profond que puisse accomplir un être humain. "La vie ne vaut rien, disait Malraux, mais rien ne vaut la vie".
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BIODIVERSITÉ |
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Paris, 25 juin 2014
La plus vieille biodiversité découverte dans un écosystème marin au Gabon
Des chercheurs du CNRS et de l'université de Poitiers en collaboration avec des équipes de l'université Lille 1, de l'université de Rennes 1, du Muséum national d'Histoire naturelle et de l'Ifremer, ont mis au jour dans les sédiments argileux du Gabon les plus vieux fossiles d'organismes pluricellulaires jamais observés (Nature, 2010). Au total, ce sont plus de 400 fossiles vieux de 2,1 milliards d'années qui ont été récoltés, dont des dizaines de nouveaux spécimens. Leur analyse détaillée, publiée le 25 juin 2014 dans la revue Plos One, lève le voile sur une véritable biodiversité ayant évolué dans un écosystème marin, composée d'organismes micro et macroscopiques de formes et de tailles extrêmement variées.
La mise au jour en 2010 de 250 fossiles d'organismes pluricellulaires complexes vieux de 2,1 milliards d'années dans un gisement sédimentaire proche de Franceville, au Gabon, a bouleversé complètement le scénario de l'histoire de la vie sur Terre. Jusque-là, les plus vieux fossiles d'organismes complexes remontaient à 600 millions d'années (Vendobionta d'Ediacara en Australie) et il était communément admis qu'avant cette période, la vie sur notre planète était constituée exclusivement d'organismes unicellulaires (bactéries, algues unicellulaires...). Avec la découverte de Franceville, la vie complexe a fait un bond de 1,5 milliard d'années en arrière.
Les campagnes de fouilles successives menées depuis 2008 par l'équipe du Professeur Abderrazak El Albani, géologue à l'Institut de chimie des milieux et matériaux de Poitiers (CNRS/Université de Poitiers), ont permis d'extraire plus de 400 fossiles. L'utilisation d'une sonde ionique destinée à mesurer les différents isotopes du soufre a confirmé l'origine organique (biogénicité) des spécimens récoltés, tandis que leur analyse au microtomographe à rayons X révélait leur structure aussi bien externe qu'interne et permettait de caractériser leur morphotype. La fossilisation rapide des individus, grâce au phénomène de pyritisation (le remplacement de la matière organique par de la pyrite, du fait de l'activité bactérienne), a permis une conservation exceptionnelle de leur forme initiale.
Plusieurs nouveaux morphotypes ont été répertoriés par les chercheurs : circulaires, allongés, lobés..., chacun regroupant des individus de tailles différentes. Leur analyse dévoile des organismes de texture médusaire, molle et gélatineuse. Leur forme est lisse ou plissée, leur texture est uniforme ou grumeleuse, leur matière est massive ou cloisonnée. La structure très organisée et les tailles variées des spécimens macroscopiques (jusqu'à 17 centimètres) suggèrent un mode de croissance extrêmement sophistiqué pour la période. Cet écosystème marin complet est donc composé d'organismes micro et macroscopiques de formes et de tailles extrêmement variées qui vivaient dans un environnement marin peu profond.
À l'instar du biota1 d'Ediacara en Australie, dont l'émergence coïncide avec la brusque augmentation du taux d'oxygène dans l'atmosphère il y a 800 millions d'années, l'apparition et la diversité du biota gabonais correspond au premier pic d'oxygène observé entre - 2,3 et - 2 milliards d'années. Cette biodiversité se serait vraisemblablement éteinte après que ce taux ait brutalement rechuté2. Le biota gabonais ouvre encore bien des questionnements sur l'histoire de la biosphère à l'échelle de notre planète. La diversité et la structure très organisée des spécimens étudiés suggèrent qu'ils sont déjà évolués. Il n'est pas non plus exclu que d'autres formes de vie aussi anciennes existent ailleurs sur la planète.
Cette étude a été réalisée grâce au soutien de l'Institut de chimie des milieux et des matériaux de Poitiers (CNRS/Université de Poitiers), du laboratoire Géosystèmes (CNRS/Université Lille 1), du Centre de recherches pétrographiques et géochimiques (CNRS/Université de Lorraine), du laboratoire Histoire naturelle de l'Homme préhistorique (MNHN/CNRS), de l'Institut de minéralogie, de physique des matériaux et de cosmochimie (CNRS/UMPC/MNHN/IRD), du laboratoire de Géosciences de Rennes (CNRS/Université de Rennes 1) qui fait partie de l'Observatoire des sciences de l'univers de Rennes, du Laboratoire d'hydrologie et de géochimie de Strasbourg (CNRS/Université de Strasbourg) et du département Ressources physiques et écosystèmes de fond de Mer de l'Institut Carnot Ifremer Edrome.
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MICROBIOTE INTESTINAL |
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Paris, 7 juillet 2014
Une approche révolutionnaire pour l'étude du microbiote intestinal
Une collaboration internationale au sein du consortium MetaHIT pilotée par l'Inra et impliquant des équipes du CEA, du CNRS et de l'Université d'Evry, a mis au point une nouvelle méthode pour l'analyse du génome global, ou métagénome du microbiote intestinal1. Cette méthode permet de réduire considérablement la quantité d'éléments à analyser tout en délivrant des données de haute qualité, avec des résultats encore plus précis et plus rapides à obtenir. Les chercheurs ont ainsi pu reconstituer le génome complet de 238 bactéries intestinales dont 75% étaient jusqu'alors inconnues. Ces travaux sont publiés le 6 juillet 2014 dans Nature Biotechnology.
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